L’année cinématographique qui commence sera iranienne ou elle sera palestinienne. Rien n’indique qu’elle sera ukrainienne. Comme si le cinéma européen, avec tous les moyens et les libertés dont il jouit, avait du mal à raconter et à voir ce qui se passe de grave et de périlleux sur son propre territoire. Mais ça peut, ça doit et ça finira par changer.

En attendant la sortie prévue le 1er octobre du dernier film de Jafar Panahi, Un Simple accident (Palme d’or) et celui de Saeed Roustayi, Woman and Child, en février 2026, on peut partager le secret d’Une femme qui en savait trop de Nader Saeivar, qui fut sur Trois visages le coscénariste de Panahi, lequel, en retour, est devenu le coscénariste d’Une femme qui en savait trop. Jafar Panahi fut l’assistant d’Abbas Kirostami (1940-2016), leur maître à tous, celui qui ne pouvait pas s’approcher de la vérité sans mentir, disait-il. Un précepte qui devient une méthode de travail pour ce qu’il faut bien appeler « l’école du cinéma iranien contemporain ». Ecole ou phalanstère, où les élèves se font assistants et deviennent les scénaristes des maîtres qui sont à l’occasion les monteurs des films de leurs anciens élèves, avec toutes les imitations, divergences, le ruissellement des expériences, et aussi des répressions, des emprisonnements, la résistance, la clandestinité presque totale, jusqu’à l’assassinat de Dariush Mehrjui (1939-2023). On ne sait plus si c’est le danger qui fait leur génie, ou l’urgence qui garantit leur sincérité. La fuite en Europe ne les préserve pas non plus du conventionnel qui menace tous les créateurs. Dans notre façon de leur rester fidèles fleure déjà la nostalgie des premiers temps, ceux de la découverte du petit garçon qui demande : Où est la maison de mon ami ? (Kiarostami, 1987) et de la stupéfaction plus récente devant Les Lois de Téhéran (Saeed Roustahyi, 2019) et finir par comprendre que Le Diable n’existe pas (Mohammad Rasoulof, 2020).
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La femme qui en savait trop, avec une extraordinaire Maryam Boubani dans le rôle-titre, raconte l’histoire de Tarlan, une directrice et prof d’une école de danse qu’elle a fondée et qui, malgré l’interdiction d’enseigner dont elle fait l’objet de la part des autorités, peut se réjouir de voir l’enfant qu’elle a adoptée quarante ans plus tôt devenir la professeure de cette école, enseignant à son tour la danse à sa fille de 15 ans. Car le grand chambardement que nous vivons est universel, que l’on appelle ça la question, la place ou la révolte des femmes : le cinéma en prend la température partout, sauf à casser le thermomètre, comme en Afghanistan.
« Pouvez-vous vous couvrir la tête de votre foulard ? »
Ce que raconte Tarlan, cette Femme qui en savait trop, au-delà de son gendre apparatchik et féminicide, son fils taré jusqu’à la moelle, son vieux voisin lubrique (pas un mec pour rattraper l’autre), c’est l’histoire d’une oppression en trois générations, trois étapes : soumission, sacrifice, évasion.

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Tarlan et sa fille discutent dans la voiture, à l’arrêt, fenêtres ouvertes. Arrive une femme qui se penche à la portière pour s’adresser à la fille de Tarlan :
« – Pouvez-vous vous couvrir la tête de votre foulard ? – Quoi ? – Vous pouvez inciter les hommes au péché en ne couvrant pas votre tête. Vous feriez mieux de la couvrir. Dieu vous a faite belle pour séduire votre époux, pas les autres hommes. Mettez votre hijab. » Tarlan intervient : « – Ma fille traverse une période difficile. » Mais l’autre s’en fout, et de sa voix mielleuse : « – Je dis ça pour votre bien et celui de notre société. Rejeter le hijab nuit aux valeurs sacrées de l’islam et de notre pays. Il est obligatoire, respectez la loi […] Je n’informerai pas la police des mœurs par égard pour vous. Mais la prochaine fois, votre fille aura des ennuis. Dites-lui de mettre son hijab. Si nos lois vous déplaisent, vous pouvez quitter ce pays. » L’emmerdeuse finit par se casser. Tarlan se tourne alors vers sa fille : « – Ne t’occupe pas de ces gens-là. » Silence. « – Maman… – Oui ? – Je t’aime. – Moi aussi, je t’aime. »
Christophe Donner, écrivain