Stéphane Demoustier : « C’est un film sur ce qu’est l’acte de création »

Comment transformer une œuvre littéraire en matière cinématographique ? Rencontre avec Stéphane Démoustier, le réalisateur de L’Inconnu de la Grande Arche, adaptation du livre de Laurence Cossé sur la construction de la Grande Arche de la Défense et la découverte du monde des grands travaux mitterrandiens par un architecte danois méconnu, Johan Otto von Spreckelsen.

« L'Inconnu de la Grande Arche »

Comment avez-vous découvert le livre de Laurence Cossé, La Grande Arche ?

Stéphane Demoustier : J’ai lu ce livre peu après sa sortie, en 2016, il y a donc presque dix ans. J’ai réalisé beaucoup de films d’architecture et c’est la raison pour laquelle ce livre m’avait attiré. Après l’avoir lu, je me suis renseigné sur la possibilité d’en obtenir les droits. Mais à l’époque, ceux-ci étaient déjà vendus pour une adaptation en série. Cela mettait fin pour moi à tout film éventuel, qui me paraissait par ailleurs presque irréalisable ! Puis, quelques années plus tard, alors que j’étais en contact avec la productrice Muriel Meynard pour un projet avec Gallimard qui n’a pas abouti, j’ai parlé de La Grande Arche avec l’équipe, et c’est à ce moment que j’ai appris que les droits étaient à nouveau disponibles.

Avant de réaliser L’Inconnu de la Grande Arche, vous aviez donc déjà longuement réfléchi aux liens entre cinéma et architecture…

Réaliser des films d’architecture, c’était vraiment pour gagner ma vie. Je suis arrivé tard dans le milieu du cinéma, j’ai réalisé mon premier court métrage à 32 ans, et avant cela – complètement par hasard, après Sciences-Po et quelques années d’errance – j’ai notamment travaillé au ministère de la Culture, à la direction générale des patrimoines et de l’architecture. C’est à ce moment que je me suis intéressé à l’architecture, sans que cela devienne pour autant ma raison d’être. Puis j’ai bifurqué vers le cinéma, et, comme j’avais des connexions dans le milieu de l’architecture, j’ai proposé à deux musées, la Cité de l’architecture et le Pavillon de l’Arsenal, de tourner des vidéos pour eux. Ce que je réalisais était à mi-chemin entre le documentaire et le film institutionnel. J’ai fait ça pendant plus de dix ans, en parallèle de mes courts métrages. Pendant longtemps, ce que j’ai le plus filmé, ce sont donc des bâtiments et des architectes. C’est vraiment ma formation. Je ne suis pas un spécialiste de l’architecture, mais j’ai fini par m’y intéresser et la connaître. L’architecture pose tout de suite des questions esthétiques, des questions de temps et d’espace, qui sont passionnantes pour un réalisateur. Les architectes eux-mêmes parlent beaucoup de cadrage. Ces deux disciplines se regardent beaucoup, il y a des points communs : le projet collectif, les prototypes et cette idée du passage au réel. La vocation de l’architecte, c’est de trouver un chemin dans le réel pour que son idée puisse voir le jour, et c’est la même chose pour le réalisateur.

C’est un film sur un créateur et il y a des tonnes de ponts à faire entre un créateur en matière d’architecture et un créateur en matière de cinéma.

Pourquoi aviez-vous pensé à l’époque qu’adapter La Grande Arche était irréalisable ?

Le livre décrit un chantier qui a existé, dans un quartier qui a été depuis totalement transformé. J’avais l’impression que pour que ce film soit intéressant, il fallait qu’on vive le chantier, que ce chantier existe, parce que c’est l’événement qui matérialise le bouleversement à l’œuvre chez le protagoniste. Je ne voyais pas comment nous pouvions y arriver techniquement sans un budget pharaonique. À l’époque, c’était trop tôt pour moi, en tant que jeune cinéaste, d’imaginer un film de cette ampleur. Ensuite, quand la question de la faisabilité du film s’est de nouveau posée, que Muriel Meynard m’a demandé si je voulais me lancer dans ce projet, tout le travail a consisté à trouver un chemin pour que mes ambitions s’inscrivent dans l’économie qui serait la nôtre. Là, il fallait avoir des idées. Je ne voulais pas renoncer à l’envie de montrer le chantier, de faire éprouver son échelle. Pour parler d’architecture, il faut parler de construction. Je voulais que l’on sente dans le film à quel point le chantier est vaste.

Comment avez-vous trouvé la solution ?

Je n’étais pas intéressé par le fait de recréer numériquement le chantier, parce que c’était trop cher et que ce genre d’images digitales ne me parlent pas trop… Nous ne pouvions pas non plus construire à cette échelle-là, faire un faux chantier. À un moment, nous avons essayé de nous greffer sur des chantiers existants, mais ça posait beaucoup de problèmes. Déjà un problème d’époque, car les machines d’aujourd’hui ne sont plus les mêmes que dans les années 1980. De plus, les autorisations étaient impossibles à obtenir, car les chantiers sont d’énormes enjeux financiers, et on nous opposait des questions d’assurances. Enfin, les gros chantiers que nous trouvions n’étaient pas assez gros, jamais aussi énormes que celui de l’Arche ! Je montrais régulièrement des photographies d’époque à Lise Fischer, en charge des effets spéciaux numériques. Nous disposions de beaucoup de photos, c’est un chantier qui a été extrêmement documenté, car il était de renommée internationale et que Bouygues l’a beaucoup médiatisé. Elle a fini par me dire : « Si nous décidons que cette image est un plan du film, alors nous pouvons mettre les acteurs dans cette photo, parce que ce sont des photos de bonne qualité, et j’animerai ensuite ce qu’il faut animer pour que ça devienne une image mobile. » Et c’est ce que nous avons fait ! C’était génial, parce que cela donnait une assise réelle à nos plans larges du chantier, cela les ancrait vraiment dans l’espace qui était le leur. Il y avait un sentiment de véracité, de rencontre entre réalité et fiction. Cela devenait économiquement possible. Pour les plans rapprochés, nous avons uniquement construit derrière les protagonistes ce qu’il y avait à construire, puis complété en VFX ce qu’il y avait au-dessus de leurs têtes. Je n’avais jamais fait de story-boards mais j’ai compris que c’était indispensable pour ce genre de films avec des effets spéciaux : pour les scènes concernées, nous avons story-boardé de manière rigoureuse, afin de définir ce que nous allions faire avec la déco ou avec les VFX, pour compléter une image existante. Nous avions chiffré chaque dessin du story-board et nous avons fait en sorte que cela rentre dans notre enveloppe. Au début, cela m’effrayait un peu de me dire que j’allais réaliser un film avec beaucoup de VFX. Ce n’était pas quelque chose qui m’attirait tellement et je craignais de devenir otage de la technique. Mais en réalité, Lise Fischer est une artiste. Finalement, il n’y a que quelques plans larges dans le film mais ils apportent beaucoup. Nous avons fait la même chose à la Pyramide de Pei [au Louvre, NDLR], en partant d’une photo existante.

Au-delà de la recherche photographique, comment s’est déroulé votre travail d’enquête ? Ce monde était-il facile à recréer ?

J’ai surtout travaillé à partir d’un personnage, celui de Johan Otto von Spreckelsen. C’était mon ancrage. Je voulais me mettre dans sa peau et voir comment il traversait cet épisode. Ce n’était pas l’angle unique du livre, qui adoptait différents points de vue, mais nous savions très peu de choses de lui, et c’est ce qui m’a excité : l’énigme Spreckelsen. Qu’est-ce que cela fait, à plus de 50 ans, de voir sa vie bouleversée parce qu’on a gagné un concours et qu’on est propulsé dans un autre monde, pour un projet qui va devenir le projet d’une vie ? Cette interrogation est devenue l’axe du film. J’ai construit l’histoire autour de Spreckelsen. J’ai utilisé le livre de Laurence Cossé comme une manne d’information, une masse de documentation, parce qu’elle avait déjà effectué ce travail de recherches. Moi, mon travail était celui d’un réalisateur. J’ai fait appel à une archiviste quand j’avais besoin d’images, parce qu’il me fallait des références visuelles. J’ai également rencontré quelques témoins de l’histoire. Mais en termes de dramaturgie de cinéma, il y avait tout à construire. La vertu du livre, c’est donc d’avoir attiré mon attention sur cet épisode de Spreckelsen, et de me fournir une somme d’informations très précieuses. Par exemple, tout ce qu’il y a dans le livre autour des soubresauts politiques de l’époque, ce sont des choses avérées auxquelles je tenais beaucoup.

Je n’avais jamais fait de story-boards mais j’ai compris que c’était indispensable pour ce genre de films avec des effets spéciaux : pour les scènes concernées, nous avons story-boardé de manière rigoureuse, afin de définir ce que nous allions faire avec la déco ou avec les VFX, pour compléter une image existante.

À travers l’architecture, L’Inconnu de la Grande Arche parle aussi de cinéma et du métier de cinéaste…

Oui, c’est un film sur un créateur et il y a des tonnes de ponts à faire entre un créateur en matière d’architecture et un créateur en matière de cinéma. Je voulais que ce soit un film sur la tension entre l’idée et la manière dont l’idée devient réalité. C’est une question qui est au cœur des problématiques d’un réalisateur. Mais je n’aurais pas été à l’aise en mettant un réalisateur au cœur de mon histoire, j’aurais trouvé ça trop nombriliste, pas assez universel. Je préférais aborder ces questions de manière moins frontale. Dans mes films, j’aime me déplacer, aller à la rencontre d’un univers, parfois d’un territoire, des gens qui vivent ou travaillent dans cet univers. Je voyais très bien l’accroche personnelle que j’avais dans cette histoire, mais je préférais qu’elle s’applique à quelqu’un d’autre. Mais c’est sûr que ça a beaucoup joué dans mon envie de faire ce film. C’est vraiment un film sur ce qu’est l’acte de création.

Ce qui était frappant dans le livre, et l’est aussi dans votre film, c’est à quel point le monde que vous décrivez paraît à la fois très proche et très lointain…

C’est vrai. Dans le livre, le destin romanesque de Spreckelsen entre en collision avec un moment politique collectif. Le début des années 1980, c’est la fin du romantisme. Quand arrive la cohabitation, nous basculons dans une ère libérale, très pragmatique, dans laquelle nous sommes toujours. Spreckelsen éprouve dans sa chair ces bouleversements. Je trouvais intéressant de filmer les années 1980 pour montrer, par contraste, à quel point nous avons changé de monde, à quel point également la France a changé de statut. C’est pour ça que je tenais aussi à montrer la Pyramide du Louvre, pour raconter ces travaux pharaoniques menés partout dans Paris avec une modernité inouïe.

Pour vous, la forme du film devait-elle refléter les idées architecturales de Spreckelsen ?

En partie, oui. Il est question d’un architecte obsédé par la forme du carré, il fallait donc l’avoir constamment à l’esprit. Cela permettait de structurer formellement le film. Le format de l’image est le 4/3, car c’est ce qu’il y a de plus proche. Cela met cette forme dans la rétine du spectateur. Nous jouons avec ces motifs, du carré et du cube, tout au long du film. Ces contraintes sont liées à l’objet du film, donc elles se justifient, et elles me donnent un cadre, donc c’est stimulant. Nous avons pensé « carré » en permanence, du cadre à la déco, et c’était très amusant à faire.

L’INCONNU DE LA GRANDE ARCHE

Affiche de « L'Inconnu de la Grande Arche »

Réalisation : Stéphane Demoustier
Scénario : Stéphane Demoustier d’après l’œuvre de Laurence Cossé
Production : Ex Nihilo
Distribution France et ventes internationales : Le Pacte
Sortie le 5 novembre 2025

Soutiens sélectifs du CNC : Avance sur recettes avant réalisation, Aide au développement d’œuvres cinématographiques de longue durée, Aide sélective à l’édition vidéo (aide au programme 2025), Aide sélective aux effets visuels numériques

Source: Stéphane Demoustier : « C’est un film sur ce qu’est l’acte de création » | CNC

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *