Les Valseuses, Les Volets verts, le biopic sur l’abbé Pierre… Que peuvent faire les diffuseurs quand une œuvre sur laquelle ils sont engagés est concernée par une affaire de violence sexiste et sexuelle ? Entre protocolisation et cas par cas, l’heure est à la réflexion.

« Quand je suis arrivé, en 2021, on était encore dans le monde d’avant », se remémore Manuel Alduy, directeur du cinéma de France Télévisions depuis quatre ans. Le monde d’avant : celui où la question de la gestion des œuvres abîmées — concernées par des cas de violences sexistes et sexuelles (VSS) — ne se posait pas vraiment. « Il y a pourtant eu Besson, Polanski, Ruggia… mais nous n’en avons pas tiré de conclusion », admet Manuel Alduy. Dans les bureaux de France Télévisions, la réflexion commence au printemps 2023 après les révélations par Mediapart des « affaires Depardieu », déjà mis en examen en décembre 2020. « Les acteurs sont plus visibles que les réalisateurs ; les accusations étaient nombreuses et Gérard Depardieu est un acteur immense… », rappelle Manuel Alduy. Cela explique le déclic enclenché, « qui a précipité davantage d’écoute et une prise de conscience collective ».
Fin 2023, l’épisode de « Complément d’enquête » (France 2) sur Gérard Depardieu « fait un carton d’audience » : 1,52 million de téléspectateurs, soit 18,5 % de part d’audience, NDLR. « À chaud », France Télévisions suspend la programmation de certains films dont Gérard Depardieu est l’acteur principal, et décide de ne plus lui rendre hommage via des soirées spéciales. « Nous avions prévu de diffuser Robuste (Constance Meyer, 2021) à l’occasion du festival de Cannes […]. Nous avons choisi de ne pas diffuser en l’état : nous n’allions pas faire comme si nous n’avions pas vu le cataclysme. »
Onde de choc
D’autres cas marquent les esprits : début 2024, Judith Godrèche provoque une onde de choc supplémentaire en accusant Benoît Jacquot, puis Jacques Doillon de viols avec violence sur mineur. Quelques mois plus tard, les conclusions d’une commission d’enquête parlementaire relative aux « violences sexistes et sexuelles dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité » révèlent l’ampleur du phénomène et l’importance de réformer le secteur. En juillet de la même année, le biopic L’Abbé Pierre : une vie de combats (Frédéric Tellier, 2023) est touché par les premières révélations sur des violences sexuelles commises par le sujet même du film, coproduit par France Télévisions.
Impossible aujourd’hui pour les gros investisseurs de ne pas tomber sur des programmes abîmés. Faut-il alors les diffuser ou ne pas les diffuser ?
« Nous essayons de sauver l’œuvre tout en protégeant en priorité la victime »
« Pour l’instant, c’est assez empirique : il n’y a jamais un cas qui ressemble à un autre », commente Emmanuelle Dancourt, présidente et cofondatrice de MeTooMedia. « J’ai entendu parler de « programme abîmé » l’année dernière et pour la première fois à Cannes. » Depuis un an, l’association, créée en 2021 par des femmes ayant porté plainte contre Patrick Poivre d’Arvor, délivre des formations d’une demi-journée aux 200 gestionnaires de programmes de France Télévisions. « Nous ne pouvions pas laisser nos collègues face à ces situations qui impactent les programmes que nous avons financés et donc l’image de la boîte », explique Manuel Alduy.
« Les besoins sont énormes », témoigne Emmanuelle Dancourt. Quand un cas se présente, les diffuseurs sont pris de court, il faut réagir vite et les situations sont très différentes. « Le plus dur à gérer, c’est la rumeur… » Les cas de VSS peuvent être anciens, actuels, prescrits ou non, avoir eu lieu pendant le tournage ou sa promotion. La gravité des faits varie, tout comme la répétition, le niveau de notoriété ou de médiatisation. « La victime était-elle mineure ? Le mis en cause est-il visible dans le programme ? Facilement substituable ? « , énumère Emmanuelle Dancourt. « Il y a une granularité fine à avoir sur chaque affaire. Nous essayons de sauver l’œuvre tout en protégeant en priorité la victime. »
Le temps de la justice
Chez France Télévisions, ces réflexions ne concernent pas uniquement les cas de VSS mais, plus largement, tous les cas de harcèlement. En 2024, le film CE2 de Jacques Doillon, a par exemple fait l’objet d’accusations de violences psychologiques sur le casting sur des enfants, documentées par Le Monde et Politis.
« Nous sommes face à des films percutés mais pour l’instant nous n’en sommes pas au stade de la diffusion, témoigne Manuel Alduy, alors que les droits s’ouvrent au moins deux ans après la sortie en salle. Je pense qu’on les diffusera, on a du mal à renoncer totalement… »

Alexandra Henochsberg, directrice d’Ad Vitam Distribution, souligne l’importance de se poser ces questions, aussi complexes soient-elles, a minima pour ne pas condamner une deuxième fois les victimes. « Il ne faudrait pas que [leur] courage d’avoir pris la parole tue la vie d’un film et [qu’elles] en porte[nt] le poids. » De leur côté, « les diffuseurs expriment souvent la peur de se substituer à la justice et se soucient de la présomption d’innocence, explique Emmanuelle Dancourt. Nous leur rappelons justement qu’ils n’ont pas à se substituer au pénal. La présomption d’innocence est une notion qui n’existe ni dans le droit du travail ni dans le droit des affaires que les diffuseurs doivent mobiliser pour gérer les programmes dépréciés. »
En commission d’enquête, Delphine Ernotte, directrice de France Télévisions, exprimait cette crainte : « D’un côté, nous ne pouvons faire abstraction des accusations portées sur la place publique ; de l’autre, nous ne pouvons nous substituer à la justice pour déterminer [la] culpabilité ou la gravité des actes [qu’une personnalité mise en cause] a commis. »
Même si le diffuseur n’est pas légalement responsable, il est éthiquement et structurellement impliqué et engage sa crédibilité, rapporte-t-on à l’Assemblée. Les diffuseurs craignent par ailleurs des remontrances de la part des mis en cause, comme en témoigne Manuel Alduy : « Des personnes accusées et leur avocat clament leur innocence. Mais la plupart du temps, on demande juste de renoncer à un jury ou à une rétrospective, le temps que la justice fasse son travail. »
Des enjeux financiers
Reste la question des coûts, parfois considérables, engagés autour de ces œuvres abîmées. Les enjeux financiers, y compris de rémunération, diffèrent selon qu’il s’agisse d’une diffusion inédite, prévue en prime time, ou d’un film catalogué depuis des années et qui a déjà tourné sur d’autres chaînes. « L’absence totale de diffusion, même technique, est injuste, explique Manuel Alduy, c’est une sanction financière immédiate pour de nombreuses personnes ayant travaillé sur le film. » Aussi, France Télévisions s’est donné deux règles majeures à défaut d’un protocole : la non-censure et le principe de ne pas célébrer les personnes accusées. Ses chaînes ont diffusé des films avec Gérard Depardieu mais dans des contextes éditoriaux non liés à l’acteur. Comme lors d’un événement hommage et anniversaire à François Truffaut avec la diffusion de La Chèvre (1981) ou Le Dernier Métro (1980).
« On ne sait pas si ça impacte l’audience »
Les dommages pour les œuvres ne sont pas évalués à la même hauteur par tous les diffuseurs. Un film abîmé voit son exploitation perturbée, estime Manuel Alduy. Pour Thierry Desmichelle, directeur général de SND, société de production et distribution de M6, cela reste à prouver. « On ne sait pas si ça impacte l’audience. On ne va pas faire subir à tout un casting et à plein de scénaristes la faute éventuelle de quelqu’un. On ne prévoit pas de faire de censure préalable, à quel titre ferait-on cela ? », interroge-t-il. Parfois, la publicité de l’œuvre est tout de même réduite, comme pour la série Alphonse, de Nicolas Bedos, condamné à six mois sous bracelet électronique, diffusée à bas bruit par Prime Video.
D’autres options que la déprogrammation s’offrent aux chaînes : report, programmation sur une case avec moins d’audience, programmation sans mise en lumière de la personne mise en cause… Ou faire suivre la diffusion d’une médiation. Une émission complémentaire pourrait par exemple accompagner le biopic sur l’abbé Pierre, dont les violences sexuelles, en plus d’abîmer l’œuvre, rendent son propos obsolète. « On pourrait mettre un débat après « , réfléchit Manuel Alduy. « Mais d’autres films méritent le prime time et plus de temps d’antenne… » France Télévisions qui a acquis les droits pour 1,2 million d’euros a, en tout cas, acté de ne pas le diffuser à une heure de grande écoute. « Nous ne voulons pas pénaliser les auteurs mais nous n’avons pas encore totalement tranché. D’autant que d’autres accusations peuvent survenir : le feuilleton n’est peut-être pas terminé… » La diffusion n’aura de toute façon pas lieu avant 2026, de quoi réfléchir encore un peu. « Depuis, on est quand même plus vigilants avec les biopics sur les hommes célèbres », confie Manuel Alduy. Lors des premières accusations contre l’homme d’Église, Canal+* avait stoppé les rediffusions du film qu’elle avait programmées et retiré le biopic de sa plate-forme MyCanal.
Agir en amont
Parce que les diffuseurs sont parfois aussi producteurs ou coproducteurs, des mesures peuvent aussi être prises dans le processus de fabrication de l’œuvre, afin de prévenir les VSS, ou de les gérer dès qu’elles surviennent. « Nous ne sommes pas sur les tournages, explique Manuel Alduy. Mais nous finançons 20, 30, 40 voire parfois 100 % du programme, donc nous avons une responsabilité. » Des dispositifs internes existent déjà, comme la plateforme « J’alerte » chez France Télévisions, à travers laquelle toute personne présente sur un tournage peut faire remonter des cas de harcèlement ou de VSS. À l’été 2023, au cours du tournage du film Je le jure de Samuel Theis, le réalisateur fait l’objet accusation de viol sur un technicien. La productrice, Caroline Bonmarchand, décide d’isoler le réalisateur qui doit alors diriger son équipe par talkie-walkie. Gérer ces cas de VSS dès leur signalement permet aux producteurs de protéger au mieux la victime et aux diffuseurs d’assumer plus facilement leur relation à une œuvre abîmée.
De son côté, TF1* a indiqué lors de la commission d’enquête parlementaire de 2024 que ses contrats prévoient des mesures correctives, voire une résiliation du contrat assortie de dommages et intérêts en cas de VSS ou de harcèlement. Depuis 2019, une clause similaire a été introduite dans les contrats des éditorialistes et chroniqueurs de LCI. Quant à Arte France*, elle a élargi sa plateforme de signalement et peut désormais prendre des décisions dans un temps très court. Depuis début 2025, le CNC conditionne l’octroi d’aides financières à des formations obligatoires pour chaque production. Une assurance permet aussi d’indemniser des interruptions de tournage en cas de signalement de violences au procureur. Outre-Atlantique, les plateformes comme Netflix et Disney sont réputées pour être avant-gardistes autant sur l’encadrement des tournages que sur la gestion des œuvres abîmées. Netflix propose par exemple un coordinateur d’intimité pendant les castings et tournages, et les contrats de travail contiennent une clause permettant de suspendre une personne accusée.
Source : La revue des médias