Dans le documentaire « La Cinquième plan de La Jetée », la cinéaste Dominique Cabrera éclaire d’un jour nouveau le chef-d’œuvre de Chris Marker, qui prend soudain des allures de film de famille… Rencontre avec la réalisatrice.
AlloCiné : Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez vu La Jetée ? Pour vous, que représentait le film de Chris Marker ?
Dominique Cabrera : J’étais étudiante, j’avais vingt ans, le film m’a fascinée par sa perfection, un des chefs-d œuvres qui nourrissaient mon ardent désir de faire du cinéma. Mais je me souviens maintenant que c’était un film « à part » à la fois singulier et familier, sans que je comprenne pourquoi j’avais une étrange impression de « déjà vu ». Je n’ai pas été plus loin a l’époque je n’ai pas été chercher du côté de ma mémoire d’enfant, du côté d’Orly et de l’année 62. J’ai été plutôt chercher du côté de la cinéphilie. Je voyais un film génial enroulé autour d’un paradoxe temporel, un vertigineux ruban de Moebius inspiré de Vertigo d’Hitchcock, une histoire d’amour à travers le temps et la mémoire, l’exploit d’un modeste court métrage réalisé artisanalement par un homme seul et ses copains qui donnait le sentiment de plonger dans un univers romanesque, poétique et visionnaire immense.
La Jetée abolit le temps, La Cinquième plan de La Jetée recrée cette impression. Nous sommes à nouveau un dimanche de 1962…
J’ai cherché avec mes amis et collaborateurs dans une démarche modeste proche de celle de Marker à m’approcher autant que possible de cela. Recréer d’abord le dimanche de 62 ou Chris Marker a photographié peut-être, sûrement mon oncle ma tante et mon cousin sur la jetée d’Orly. On allait à Orly avec eux le dimanche regarder les passagers descendre des avions qui venaient d’Algérie, voir si d’autres pieds noirs apparaissent. Ce dimanche pour moi de toute façon est un hors du temps, c’est celui d’un passage entre la France et l’Algérie de notre arrivée en France, on échappait à la guerre, à la peur et on devenait des « exilés », rapatriés, réfugiés, c’était un choc, un trauma, un point de naissance et un point de deuil, une fin et un début. Un nœud. Comme l’est le film de Marker.
Abolir le temps, je le souhaitais pour une autre raison. J’avais un problème de mise en scène à résoudre, celui de mêler les séquences « documentaires » de mon enquête au présent avec les séquences denses et mystérieuses de ce diamant de cinéma, La Jetée.
La décision de tourner dans la pénombre d’une salle de montage m’a permis de créer une cohérence stylistique entre ces matériaux hétérogènes et peut-être de favoriser les échos dans le temps et hors du temps. Inspirée par le film de Chris Marker 2084, nous avons tenté de recréer une atmosphère plastique et poétique ou pourraient dialoguer les inconscients des images et des êtres. Sur les écrans , les morts nous regardent et nous inspirent des émotions au présent. Dans la compagnie des fantômes du cinéma on croit tant à leur existence qu’on la leur prête et qu’ils nous pénètrent. Ce sont des opérations chamanistes qu’on tente à tâtons.
La musique composée par Béatrice Thiriet interprétée par ma nièce Elise et mon neveu Oscar a été comme un fil d’Ariane dans ces labyrinthes. J’ai cherché des liens intimes et sincères avec toutes les personnes impliqués dans ce film, c’est ce qui aide à la circulation des émotions et des fantômes, à commencer peut être par le fantôme de Marker dont j’avais le sentiment qu’il m’accompagnait, qu’il me tendait la main, multipliant Les Échos et coïncidences entre son film, mon enquête et ma famille. Il y a mille exemples.
Nous avons par exemple été accueillis par hasard à l’Etna une association de cinéastes qui réalisent aujourd’hui leurs films en pellicule pour regarder les bobines en 35mm que Marker avait laissé après sa mort à son héroïne Hélène Chatelain. Il y avait là offert tout ce dont j’avais besoin pour mon film, des outils du passé, tables de montage, enrouleuses, projecteurs, presses, et nos outils du présent, ordinateurs, claviers , écrans. Il y avait dans l’entrée des chouettes et des chats dans les escaliers, les animaux chéris de Chris, les signes et les strates temporelles nous entouraient concrètement. Nous nous y sommes glissés et j’y ai invité mes témoins à se souvenir, à rêver. Karine Aulnette notre chef op a eu l’idée magnifique d’éclairer leurs visages par la lumière des projections de La Jetée.
Votre approche rappelle celle d’Antonioni dans Blow Up. Plus on s’approche de la vérité, plus on prend le risque de s’en éloigner…
Oui, on se laisse perdre dans la forêt et on espère trouver mieux que la vérité, des correspondances, des traces inattendues, surprenantes, plus vraies que vraies. Le film est ainsi construit en vagues de souvenirs et de correspondances. « La nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles, l’homme y passe à travers des forêts de symboles qui l’observent avec des regards familiers » – Baudelaire.
« Bien sûr j’ai pensé au film d’Antonioni et à la phrase de Marker : « On ne sait jamais ce qu’on filme ». Voir, c’est toujours re-voir. En revoyant, d’autres images apparaissent sans fin, comme la vie. En scrutant les images en laissant arriver les associations d’idées et d’images on ouvre la porte aux mondes passés et à venir. Les temps coexistent en nous au-delà de notre présent et le cinéma est une tentative d’ouverture vers les labyrinthes qui circulent souverainement entre les temps. Marker a réalisé un très beau film à propos de la photographe Denise Bellon qui s’appelle « le souvenir d’un avenir ». En scrutant et associant autour des photographies de Denise Bellon il fait affleurer leur passé et les futurs qu’elles recèlent. »
La Jetée est-il devenu un film familial pour vous et vos proches ? Quel en est pour vous le sens maintenant ?
Oui c’est inouï, c’est devenu un film intime, familial et c‘est demeuré un film impénétrable, génialement singulier. J’ai passé tant de temps à scruter ces images qu’elles font maintenant partie de moi au-delà de la cinéphilie. J’y vois mon cousin, ma tante, mon oncle mais aussi les amis et collaborateurs de Marker que j’ai tant aimé filmer dans la pénombre de l’Etna. J’y vois l’extraordinaire révélation de la proximité réelle de nos univers quand on comprend que Davos Hanich le héros de La Jetée est né à Saint Denis du Sig d’où vient toute notre famille. C’était peut-être de là que venait cette étrange impression de « déjà vu » de mes vingt ans. Mais surtout peut-être j’ai senti à quel point nous sommes tous reliés les uns aux autres. Peut-être qu’on peut trouver en scrutant les images des points de rencontres, de contacts dans le passé, le présent et l’avenir avec n’importe qui… C’est vertigineux, fascinant et rassurant.
Propos recueillis le 24 octobre 2025.
Source: AlloCiné