Identifier un mouvement de fond dans l’histoire du cinéma, et en particulier du cinéma d’horreur – genre qui se prête facilement aux effets de mode (« post-Scream slashers », « torture porn »), demande un peu de recul. Aujourd’hui en 2025, il semble possible de reconnaître que quelque chose de nouveau s’est passé dix ans auparavant autour des années 2014-2015, et se poursuit jusqu’à aujourd’hui : une nouvelle manière de faire du cinéma d’horreur.
Un nouveau cinéma d’horreur ?
Les critiques et spécialistes anglo-saxons se sont un peu embourbés dans le vocabulaire – « art horror », « slow horror », « smart horror », « elevated horror », le terme le plus neutre restant finalement « post horror » (David Church). Force est en tout cas de constater que quelque chose s’est effectivement passé ces dernières années dans le cinéma d’horreur. Sur la question de la caractérisation de cette nouveauté, on peut plutôt s’inspirer du philosophe allemand Ludwig Wittgenstein et du célèbre paragraphe 67 de ses Recherches Philosophiques avec l’idée d’ « air de famille », désignant ce « quelque chose » qui lie une série d’éléments dans une classe semblable, à défaut d’en former un « concept » idéal. Disons donc qu’il existe un « air de famille » entre toute une série de films d’horreur des années 2014-2025.
La liste de ces films « post-horreur » est variable suivant les sources mais tout le monde s’accorde pour reconnaître que les deux films qui ont inauguré sans le savoir cette vague sont Mister Babadook (2014) et It Follows (2014), que les films qui ont confirmé cette tendance sont principalement The Witch (2016) et Hérédité (2018), ajoutant parfois Get Out (2017), et que désormais, chaque année compte au moins un « cousin » de ces films. Ainsi, parmi les plus remarqués : 2019 : Midsommar, The Lighthouse ; 2020 : Invisible Man ; 2021 : Titane ; 2022 : Men ; 2023 : La Main ; 2024 : Longlegs, Heretic ; 2025 : Substitution : Bring Her Back, Evanouis, Together, … A noter que 2025 compte trois de ces films à une semaine d’intervalle au cinéma en France, sans compter le film de Julia Ducournau, Alpha, dont la sortie se trouve également à la suite, donnant une impression de concentration inédite.
On remarquera au passage que certains films non anglo-saxons peuvent être rapprochés de cette tendance comme les films sud-coréens contemporains tel Parasite (2019), bien que le cinéma sud-coréen contemporain soit plus un cinéma « post-genre »1Utilisation de plusieurs genres dans un même film. qu’un cinéma « post-horror ». Il faut aussi noter la vague des films de fantômes japonais du début des années 2000 (« J-Horror ») dont on peut voir certains éléments anticipant la post-horror dans les films Ringu (1998), Ju-on : The Grudge (2002), ou Dark Water (2002).
Alors comment caractériser ce nouveau cinéma d’horreur et qu’est-ce qui le différencie des films passés et contemporains du genre de l’horreur ? Tout d’abord, ce qui frappe dans une industrie du cinéma d’horreur qui aime les « remakes » et les « suites » (voire un mélange des deux appelé « requel »), c’est que ce sont des films originaux. Ensuite, chose encore plus remarquable, c’est que ce sont des films d’horreur dont l’horreur n’est jamais « gratuite » (ou « fun ») mais sert à manifester un fond souvent psychologique : traumatismes, non-dits, deuil. Enfin, on peut aussi identifier un rythme lent, des moments contemplatifs, et une ambiance de malaise oppressante qui tranche avec le côté « train fantôme » que l’on retrouve souvent dans d’autres films du genre (Evil Dead (1981), Scream (1996), Rec (2007)). Au passage, il faut insister sur le fait que le plaisir de voir des films d’horreur « train fantôme » est aussi légitime que le plaisir de voir des films d’horreur au ton plus grave du type « post-horror », l’idée ici n’est pas de hiérarchiser les plaisirs mais d’essayer de décrire des caractéristiques.

Les réalisateurs emblématiques : Ari Aster et Robert Eggers
Parmi les réalisateurs emblématiques du nouveau cinéma d’horreur se trouvent Ari Aster et Robert Eggers, même si eux-mêmes semblent aspirer à s’éloigner du genre strict de l’horreur. Ari Aster s’est fait connaître avec le film Hérédité (2018) dont le thème central du deuil (thème emblématique du nouveau cinéma d’horreur) est traité dans une ambiance de montée progressive vers l’horreur et le fantastique qui rappelle le fonctionnement du film L’Exorciste (1973). Comme L’Exorciste, Hérédité s’intéresse à un foyer familial contaminé petit à petit par le doute et la paranoïa suite à un drame (la défenestration du réalisateur Burke Dennings pour L’Exorciste, la décapitation de la petite Charlie pour Hérédité). L’utilisation du son (le claquement de langue de Charlie) est un élément fondamental de Hérédité pour créer la tension jusqu’à l’apogée finale qui révèle qu’une force supérieure était à l’œuvre depuis le début. Le film fonctionne sur des idées particulièrement convaincantes comme la modélisation en miniature de la maison par le personnage de la mère qui y projettent ses peurs et ses traumatismes, l’étrangeté du personnage de Charlie, ou la vision finale qui mélange avec élégance une certaine beauté et l’horreur la plus effroyable.
Ari Aster a présenté son dernier film Eddington (2025) au Festival de Cannes. Sur la page du Festival, le mot « horreur » est soigneusement écarté, préférant parler d’« angoisse psychologique » pour présenter le réalisateur et citant le réalisateur : « Cela me convient d’être perçu comme un réalisateur de films d’horreur », confiait-il en 2023, « mais je sais que cette étiquette s’appliquera plus difficilement à mes prochains projets ». Cette situation est très représentative de l’embarras que provoque les films et les réalisateurs du nouveau cinéma d’horreur pour les « classer ».
Concernant Robert Eggers, sa carrière a été lancée par le film The Witch (2016). Comme Hérédité, The Witch a connu un succès public et critique après avoir été programmé au Festival du film de Sundance, principal festival de films indépendant américain. Il est en vérité difficile de classer The Witch comme film d’horreur car l’essentiel du film tourne autour d’une superbe reconstitution de la vie d’une famille de colons puritaine dans la Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle. Le film est en effet avant tout un drame familial (comme Hérédité et la plupart des films du nouveau cinéma d’horreur). Seule la partie finale révèle l’horreur qui planait depuis le début sur cette famille, même si un doute demeure sur la réalité de ce que le film montre dans ce final (ces images ne sont-elles pas plutôt les délires d’une fille traumatisée par le carcan d’une société trop puritaine et d’une famille dysfonctionnelle ?).
Ce qui frappe avec le cinéma de Robert Eggers, c’est la beauté picturale de ses films (même l’horreur du plan de la mère et du corbeau dans The Witch dégage une incontestable harmonie d’ombres et de lumières). Il faut également remarquer que le réalisateur aime reconstituer des époques. À ce jour, aucun de ses films ne se passe à l’époque contemporaine. Si on doit parler d’horreur concernant le cinéma de Robert Eggers, ce serait dans le sens d’une réinterprétation contemporaine de l’horreur gothique du cinéma fantastique classique qui mettait en scène des monstres, des fantômes et des vampires. C’est d’ailleurs assez logique s’il a réalisé Nosferatu en 2024, remake du film muet Nosferatu le vampire (1922), réalisé par Friedrich Wilhelm Murnau.
Les frères Philippou (La Main (2022), Substitution, Bring Her Back (2025)) : héritiers du nouveau cinéma d’horreur
Bien sûr les films « post-horror » ne sortent pas de nulle part et s’inscrivent dans une histoire. On reconnaîtra ainsi une ascendance dans le film L’Exorciste (1973) de William Friedkin, Les Griffes de la nuit (1984) de Wes Craven, les films de David Lynch, ou encore ceux de M. Night Shyamalan (en particulier Signes (2002)). Mais si les films post-horror sont souvent inspirés de ces aînés, ils proposent une vision singulière, renouvelant les thèmes classiques de la possession, de la peur, du monstre et de l’enfermement en les projetant dans des contextes en général contemporains et en les « chargeant » d’une couche de sens ambigus (était-ce la réalité ou seulement les délires du personnage principal ?), dépourvus de « morale » (pas de considération de bien et de mal) et sans dénouement clair (les personnages sont-ils sauvés de la menace ?). C’est probablement à cela que l’on reconnaîtra les airs de famille de ce nouveau cinéma d’horreur.
De manière plus frontale que Ari Aster et Robert Eggers, les réalisateurs australiens Michael et Danny Philippou poursuivent le mouvement du nouveau cinéma d’horreur en utilisant le matériau du cinéma d’horreur « classique » pour l’inscrire dans ce mouvement. Dans leurs deux films, La Main (2022) et Substitution, Bring Her Back (2025), on retrouve en effet tous ces airs de famille déjà décrits : le drame familial, le deuil, l’ambiguïté narrative.
Le film La Main fonctionne presque comme un film d’horreur classique dans une ambiance de slasher pour adolescent. A partir du « drame » qui constitue le point de bascule du film, le sérieux et une certaine gravité se mettent en place sur fond de non-dit familial et du deuil de la mère de la jeune protagoniste jamais résolue. Les thèmes évidents des dangers de l’addiction et de la sexualité donnent également au film une ambiance de malaise qui réussit à maintenir la tension du spectateur.
Le film Substitution, Bring Her Back aurait pu n’avoir aucune scène d’horreur. L’histoire est celle d’un frère et d’une sœur adolescents issus d’une famille recomposée qui, après le décès de leur père, se retrouvent accueillis par une femme seule dans une maison isolée qui utilise ses connaissances de psychologue pour mettre en place un jeu de manipulation inquiétant. L’ambiance pesante et malaisante du récit aurait ainsi pu suffire pour provoquer la tension du spectateur. Toutefois, et cela dès les premières images, on comprend que ce qui sera donné à voir aura pour fond d’étranges pratiques sanglantes visibles sur une VHS qui mettront à l’épreuve le corps et la chair des personnages. Mais les scènes d’horreur ne sont pas gratuites et servent une belle histoire de deuil impossible, de non-dits, et de relation fraternelle (entre un frère et sa demi-sœur). La première scène du film, dont on comprendra l’importance plus tard, montre le personnage de la sœur, malvoyante, se faire moquer par un groupe de filles. Son frère, venu la raccompagner chez eux, ne lui dit pas la vérité tout en prétendant le faire : il préfère, comme elle-même le comprend un peu plus tard, lui présenter le monde plus beau que ce qu’il n’est en réalité. Le flou dans lequel vit la jeune sœur, n’ayant que les descriptions de son frère pour imaginer le monde, lui sert ainsi de protection. Mais lorsque plus tard dans le film, elle comprend que son frère lui a caché un élément important de leur foyer familial, la confiance entre eux est mise à l’épreuve, facilitant la manipulation de la femme qui les accueille.
Le film avance en mettant de plus en plus de pression sur le frère, sorti de la photo à peine arrivé dans la maison d’accueil (la femme prend un selfie avec eux où seules elle et la sœur sont visibles). Et puis au fur et à mesure de la tension grandissante, il y a un autre personnage dont on ignore encore le rôle : un jeune garçon mutique qui déambule dans la maison comme un fantôme (ou un zombie). Mais ce qui est marquant dans le film, c’est qu’il réussit à faire un film d’horreur sans véritable monstre. Le garçon mutique, qui aurait apparemment cette fonction, se révélera en réalité plus victime que menace. Même la femme d’accueil, qui serait la véritable monstre derrière les apparences, a des motivations humaines qui la pousse à la fin du film à abandonner ses projets terrifiants. On aurait pu craindre à un retour des morts ou à une manifestation du mal mais le film se situe subtilement en dehors du bien et du mal.
De Ari Aster et Robert Eggers aux frères Philippou, en rattachant après-coup les films précurseurs Mister Babadook (2014) et It Follows (2014), le nouveau cinéma d’horreur semble donc bien installé, reconnaissable à certains airs de famille. Toutefois, plutôt que de remplacer un cinéma par un autre, ce cinéma coexiste avec d’autres productions du genre de l’horreur fonctionnant sur des effets plus classiques (surprises ou « jump scare » contre malaise et pesanteur psychologique). C’est toute la force du cinéma : il y en a pour tous les publics.
Olivier SOULA
Information : Cet article a été publié suite à une contribution d’un·e rédacteur·rice invité·e.Si vous souhaitez écrire une actualité, une critique ou une analyse pour le site, n’hésitez pas à nous envoyer votre papier !