Jacques Audiard : “Mon père entretenait une relation très cynique avec le cinéma”

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JACQUES ET MICHEL AUDIARD
JACQUES ET MICHEL AUDIARD
 

Depuis la préparation de De battre mon cœur s’est ­arrêté jusqu’à la sortie d’Un prophète, Jacques Audiard nous a accordé plusieurs entretiens au cours desquels il évoque ses souvenirs, sa cinéphilie, son attachement à la littérature, à la musique. Non sans réticence, autant par pudeur que par méfiance pour tout ce qui relève de la psychologie, il s’était également confié sur ses relations avec son père, Michel. Morceaux choisis d’un entretien réalisé en 2005, dans un deux-pièces du côté de Nation, où Jacques Audiard s’isolait pour écrire.

Votre père était, comme vous, un passionné de littérature. Vous en transmettait-il quelque chose ?

Mon père était un autodidacte qui s’est formé par la ­littérature. Les livres étaient donc là. Autour de moi. Partout. Des Série Noire cartonnés aux éditions originales de Marcel Proust ou de La Chartreuse de Parme. Les écrivains de droite : Nimier, Perret, Blondin… Mon père était un grand bibliophile. Les auteurs qu’il aimait, il essayait toujours de les trouver dans des éditions rares, sur de beaux papiers. Il avait beaucoup de beaux ouvrages de poésie, Rimbaud, Verlaine, Mallarmé rehaussé par Rodin. Il n’en reste rien. Tout a été englouti par le fisc. Les huissiers, c’est des gens que je connais. Mon père était immensément riche, mais il a tout dépensé. C’est pas plus mal. Ces choses-là ne sont pas faites pour durer. La transmission s’est faite de manière naturelle. Il m’a d’abord permis de trouver ces livres et, ensuite, d’en parler. Quand j’avais ­12-13 ans, nous étions dans une proximité affectueuse. Je l’écoutais réciter des poèmes de Verlaine — « L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable. » Il avait une mémoire prodigieuse. Des vers, il pouvait en dérouler à l’infini. Cette culture n’avait toutefois rien d’écrasant. Elle ne tenait pas de l’approche magistrale, mais plutôt d’une connaissance fondée sur le plaisir, le désir, un incroyable éclectisme.

Dans toutes les notices biographiques, vous êtes, bien sûr, le fils de Michel Audiard. En quoi êtes-vous le fils de votre mère ?

Ma mère me protégeait de mon père. C’est-à-dire du cinéma. De ce monde qui l’entourait – les amis acteurs, les producteurs – et qui n’avait aucun prestige à mes yeux. J’avais le privilège d’être né là-dedans, ça ne m’impressionnait pas. Mon père considérait le cinéma comme un ­métier, et la littérature comme un art. La reconnaissance sociale qu’apportait ce milieu n’avait pas beaucoup d’attrait pour moi, elle m’était presque insupportable. J’adorais mes parents, mais je suis passé par une phase de détestation de tout ça. C’est sans doute aussi la raison pour laquelle je me suis senti attiré par la philosophie et la littérature : je cherchais des issues, je ne voulais pas faire le même métier que mon père et j’ai mis beaucoup de temps à accepter l’idée que le cinéma est un mode d’expression. Il faut dire que mon père entretenait une relation très cynique avec le cinéma, quelque chose d’un peu lourd et agressif, une ironie très développée, dans laquelle il s’est un peu enfermé.

Votre père se moquait des cinéphiles, il écrivait : « Je suis à Cannes et je critique les films sans les voir. » Le parcours de vos films, depuis la sélection cannoise de Regarde les hommes tomber (Un certain regard, en 1995), se superpose-t-il à cette vision cynique ?

Peut-être… Je n’y pense pas vraiment. Je ne suis pas très porté sur les analyses et sur les explications biographiques. Et je me fous de l’inconscient, qui peut être très con parfois… Mais, quand j’ai été en âge de réfléchir vraiment, il est sûr que je ne partageais plus du tout le cynisme de mon père. Je l’adorais, je me marrais énormément avec lui, et il était très loin d’être un idiot. Je trouvais que le cinéma était une activité artistique qui méritait qu’on s’y intéresse vraiment. Je pense que son cynisme venait d’une absence d’intérêt réel pour le cinéma. C’est dur ce que j’avance là, mais c’était presque une position par défaut. Qu’il ne se serait jamais autorisée avec la littérature.

Dans les années 1960, justement, votre père aurait pu croiser les cinéastes de la Nouvelle Vague. Vous avez dit regretter, par exemple, qu’il n’ait pas travaillé avec Truffaut. Vous lui en parliez ?

Non. Et je pense qu’au moment où on aurait pu parler de ça c’était trop tard, ça n’aurait plus eu de sens. Mon père était ailleurs… Son travail de réalisateur correspond à une très mauvaise période de sa vie, mais c’est vrai qu’il aurait pu mettre son écriture au service d’autres auteurs. J’avais une immense admiration pour son travail de scénariste, pour son talent d’écriture, sa capacité à faire naître des personnages… J’aimais le voir à l’œuvre, installé à son bureau, écoutant Berlioz. Il m’a appris qu’écrire était une pratique illuminée mais prosaïque. Il faut se mettre à une table et y passer des heures.

Après beaucoup d’hésitation, comment avez-vous vaincu les réticences qui vous tenaient à distance de l’écriture de scénario ?

Il m’était arrivé d’intervenir sur les films de mon père. Parfois, il avait besoin d’un collaborateur et je lui donnais un coup de main pendant les vacances. Je lui servais de sparring-­partner. Ça m’amusait. Notre collaboration sur l’adaptation du roman de Marc Behm, Mortelle Randonnée, réalisée par Claude Miller, a été un moment important. C’était une expérience très singulière. Une manière de communiquer avec mon père. Il avait beaucoup aimé ce livre, qui parlait d’un père en quête de son enfant, et il en avait acheté les droits. Mon frère, François, était mort quelques années plus tôt dans un accident de voiture [à 26 ans, en 1975, NDLR] et il en avait été très affecté. De la mort de mon frère à la sienne, sa vie a été une sorte de dégringolade. Le scénario de Mortelle Randonnée parlait beaucoup de ça. D’un sentiment très fort de solitude paternelle. Nous avons travaillé sur l’écriture, le temps d’un été, très librement, sans producteur ni réalisateur. Juste lui et moi. Nous nous retrouvions autour de ce sujet. Mais nous parlions peu de nous. Mon père ne se confiait pas. Il était de ceux qui communiquent peu avec leur progéniture, qui ne témoignent pas de leur affection. Dans l’écriture, nous trouvions une interface.

Source : Telerama

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