Mais une exception dont le succès, hormis les deux cités plus haut, reste limité à l’Hexagone. A la différence de ses homologues américains ou indiens, le cinéma français n’est pas une industrie, mais un artisanat hautement sophistiqué où chaque film est une entreprise à durée déterminée et au modèle économique sur mesure. Petite démonstration avec le fameux « Intouchables », déjà vu par près de 20 millions de spectateurs.
Trio gagnant
L’histoire d’un film commence invariablement dans le bureau d’un producteur. En l’occurrence, l’immense atelier loft de la petite société de production Quad, à Clichy. La maison a produit quelques succès remarqués, comme « L’Arnacoeur » ou « Nos jours heureux ». Les réalisateurs de ce dernier film, Olivier Nakache et Eric Toledano, sont les dernières valeurs montantes du métier. Ils savent filmer et, surtout, ils savent écrire – compétence rare dans ce métier. Un beau jour de 2009, le duo propose de s’atteler à un scénario à partir d’une histoire vraie racontée dans un documentaire passé en 2003 sur France Télévisions (« A la vie à la mort »). En donnant leur accord, les producteurs s’engagent déjà financièrement. Les deux réalisateurs recevront plus de 350.000 euros pour passer un an à écrire l’histoire. C’est le premier poste de dépenses d’un film. Comme pour un écrivain, cette avance peut aller de quelques dizaines de milliers d’euros à plus de 500.000, et même près du million dans le cas d’une star comme Francis Veber (« La Chèvre », « Le Dîner de cons »…). Les allers-retours sont nombreux et Quad dispose de ses propres scénaristes qui mettent eux aussi la main à la pâte.
La deuxième étape est la sélection des premiers rôles. Leur disponibilité commandera l’agenda du tournage et leur nom sera déterminant pour décrocher les financements. Un bon scénario, de bons réalisateurs et de bons acteurs, c’est le trio gagnant. Pas forcément pour le succès populaire, mais à coup sûr pour convaincre les poches profondes, c’est-à-dire les diffuseurs et les distributeurs. C’est aussi ce qui permet aux professionnels d’estimer la recette future en salle. Quad envisage 3 millions d’entrées, soit un joli succès. Le producteur peut dès lors chiffrer le coût du film, et donc estimer sa rentabilité. Pour « Intouchables », qui ne nécessite pas de tournage au bout du monde, le plus gros poste est celui des frais de personnel (charges comprises), qui absorberont la moitié des 9,3 millions d’euros du coût total. Le reste est constitué de coûts de décoration, de technique, d’assurances ou de frais généraux.
Reste à trouver l’argent. En France, le principe de base est que ce n’est pas le producteur qui finance le film, mais le distributeur (qui se charge de la promotion et de la commercialisation dans les salles) et les diffuseurs (chaînes de télévisions, ventes de DVD, vidéo à la demande…). Ce sont eux qui prennent le vrai risque financier, et donc qui se rémunèrent en premier sur les recettes. C’est pourquoi, la plupart du temps, le producteur se fait payer sur le budget du film (frais généraux), mais ne touche plus grand-chose ensuite.
Rapport de force
Cette fois, comme le projet « Intouchables » plaît à tout le monde, le rapport de force est plus équilibré face au distributeur. Il y en a quatre gros en France à pouvoir prétendre tout faire, de la production à la vente de DVD en passant par les salles (Pathé, UGC, Gaumont, MK2). Dans le cas présent, Gaumont se charge de la diffusion en salle et des ventes à l’international, mais c’est TF1 Vidéo qui récupère les DVD. Gaumont apportera près de 3 millions d’euros, dont la moitié au titre des salles, et près de 1 million en coproduction.
Cette répartition détermine le mode de remboursement. Les premiers euros issus de la recette en salle (2,30 euros par ticket) iront dans sa poche pour payer sa commission et rembourser un « minimum garanti » correspondant à son avance. Ce n’est qu’après un certain seuil (2,3 millions d’entrées pour « Intouchables ») que les coproducteurs pourront prendre leur part de la recette. Mais comme Gaumont a avancé de l’argent en coproduction, tout comme TF1 et les acteurs, il touchera aussi à ce niveau.
L’autre contributeur traditionnel, ce sont les chaînes de télévision, qui ont des obligations dans ce domaine. Notamment Canal+, premier financeur du cinéma français. Pour obtenir l’exclusivité de la diffusion du film dix mois après sa sortie en salle, il mettra plus de 2 milliards sur la table. Viennent enfin les chaînes gratuites, ici TF1, qui va promettre près de 2 millions d’euros pour diffuser le film… en février 2014 ! La chaîne ajoutera même un demi-million pour « monter » dans la coproduction.
A ce niveau, si l’on compte les aides du CNC (une taxe de 11 % prélevée sur le prix des billets), celle des régions, et même une aide fiscale pour les tournages en France, ainsi que les fonds défiscalisés Sofica, le financement est bouclé. Souvent, le tournage doit commencer avant la fin de cet épuisant marathon, car les acteurs, surtout les vedettes, ne peuvent pas attendre. Celui d’« Intouchables » a démarré en novembre 2010 et a duré un peu moins de trois mois.
Si les cas d’abandon sont rares, les échecs en aval sont en revanche légion. Chaque lundi matin, les distributeurs angoissés appellent les salles pour savoir si leur film sera encore programmé le mercredi suivant. Tout dépend des entrées du week-end et, au total, la plupart des films perdent la moitié de leurs salles après la première semaine.
Au final, cette activité ne rapporte jamais des sommes fabuleuses en France. Avec 20 millions d’entrées, record historique, « Intouchables » ne va générer qu’une trentaine de millions d’euros pour les coproducteurs, sans compter les ventes de DVD et les diffusions TV. On est loin du milliard de dollars d’« Avatar »… Mais s’il n’est pas d’un gros rendement financier, ce système préserve le producteur, puisque le risque est porté par le distributeur. En théorie, celui-ci aurait intérêt à absorber les petits producteurs pour maximiser ses gains en cas de succès. Il le fait régulièrement. Mais l’expérience a montré que les indépendants perdent leur créativité dès lors qu’ils rentrent dans le moule d’une « vraie » entreprise. C’est le charme de cette activité économique, mélange étonnant de darwinisme brutal (les fragiles sont éliminés) et de protection financière favorable à la diversité. Un équilibre fragile et exceptionnel. Intouchable.
Les Chiffres clefs d’« Intouchables »
Budget
Total : 9,3 millions d’euros.
Scénario et musique :1,4 million.
Personnel, acteurs, charges : 4,5 million.
Décoration : 0,82 million.
Transport : 0,43 million.
Technique, montage : 0,77 million.
Laboratoire : 0,25 million.
Assurance : 0,4 million.
Frais généraux : 0,56 million.
Financement
Gaumont : 3 millions.
Canal+ : 2,5 millions.
TF1 : 3,5 millions.
Autres : 0,3 million.
Source : Les Echos – Philippe ESCANDE
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