Dans l’univers de Gainsbourg, un tournage extraordinaire

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1972
 

Quand l’eau de ta bouche remonte au bord de tes dents, je crois boire un vin de Bohème amer et vainqueur, un ciel liquide qui parsème d’étoiles mon coeur ! «Le serpent qui danse», 1962

Ils descendent l’escalier de pierre, légers et titubants sous le ciel marine. Elle, exquise esquisse de Jane Birkin, longs cheveux de lune et jambes infinies couronnées de guipure blanche. Lui, Serge Gainsbourg revenu de ses horizons lointains, sourire incertain dans ses volutes bleu Gitane. Ils s’arrêtent sur le quai Montebello, tête contre tête. Les rêves de pierre de Notre-Dame fusent dans la nuit, les bateaux-mouches glissent comme des lampions chinois dans l’encre de la Seine. «Tu sais que je suis un maître des arts graphiques ?» balbutie-t-il. «Oui, même moi je n’arrive pas à boire autant que toi», répond-elle en vacillant. Il s’emporte : «Non, je dis le dessin, le dessin !» Elle regarde ses seins, dans l’échancrure de sa robe : «Ils sont tout petits, mais quand même je les aime bien.» Il l’étreint en riant : «Tu entraves que dalle. I say I drawing for you. You know my hand, sismographe. Je te connais depuis toujours. I’m waiting for you since, je te dessine depuis… attends…» Il virevolte jusqu’au bord de l’eau, trace quelques traits sur un carnet, déchire la feuille, bondit sur un rebord, bat des bras au ras de l’eau en clamant : «Laisse-moi me noyer comme l’Ophélie de John Everett Millais, ton compatriote.» Elle le rattrape, s’écrie : «Oh, tu es beau, tu es beau et je suis tellement heureuse.» Jane et Serge s’embrassent. Ce baiser-là a plus de 40 ans. Un fantôme passe, par hasard et pas rasé. La rive gauche résonne encore des pas de Gainsbourg, des notes de piano qu’il égrenait dans les caboulots de Saint-Germain, des textes qu’il chantait en public, pétrifié par sa laideur.

Elle se penche et voilà ses doudounes, comme deux rahat-loukoums à la rose, qui rebondissent sur ma nuque boum boum. Je pense à la fille du Calife, de la mille et deuxième nuit… «Chez Max coiffeur pour hommes», 1976

“Ce n’est pas un biopic sur Serge Gainsbourg, c’est un mensonge basé sur tous les mensonges de Serge Gainsbourg. C’est ultra-documenté mais faux. C’est un conte. Gainsbourg avait une personnalité qui permet d’aller dans l’étrange. Il était provocateur mais il avait aussi un côté enfantin, je voulais retrouver tout ça. On m’a souvent proposé de réaliser des films tirés de mes BD, j’ai toujours dit non. À un moment, mon producteur, Marc du Pontavice, m’a demandé ce que je voulais faire. J’ai répondu :«Un film sur Gainsbourg.» La famille refuse tous les scripts depuis quinze ans, mais elle a accepté le mien. Je voulais imposer mon univers tout de suite, alors j’ai tout dessiné, les décors, les costumes, les cadrages.» Joann Sfar marche à grands pas, parle tout bas, sourit aux étoiles. Heureux. C’est son premier film. Lui, il est dessinateur de BD, quelque chose comme une méga-star dans le milieu. Dans Le chat du rabbin, il croque des femmes capiteuses aux chevelures d’Orient échappées des Mille et une nuits. Sa plume sait la douceur d’une hanche, l’arrondi d’un sein, l’affolement d’une cuisse, la sensualité d’une crinière. Sfar adore Pascin, mais c’est à Courbet qu’il fait penser. L’un des maîtres de Gainsbourg au temps où il se voulait peintre. Il n’y a pas de hasard. Pour une scène d’amour entre Bardot et Gainsbourg, Sfar fait poser Laetitia Casta telle une odalisque. Nue à tomber, belle à crever. Il la sertit de mille détails, précieux comme des broderies persanes. C’est ainsi que Gainsbourg devait voir BB, idole de chair et de courbes. Joann en a la certitude. Comme l’homme à la tête de chou, il aime les femmes. Toutes les femmes. Qu’elles soient longilignes et opalescentes comme Lucy Gordon, sa Jane Birkin de 22 ans. Ou bien sinueuses et mystérieuses comme Mylène Jampanoï, sa Bambou qu’il fait danser dans une houle de cheveux noirs sur la piste d’un night-club. «Elle est belle, non ? Éric Elmosnino, on dirait Gainsbourg, là. Il a fallu cinq heures de maquillage pour arriver à ça. Il est si ressemblant qu’on ne le met pas tout de suite dans le film. J’ai peur qu’après, les gens fassent des comparaisons», s’inquiète Sfar en montrant ses rushes.

Parfois je rêve, je divague, je vois des vagues. Et dans la brume au bout du quai, j’vois un bateau qui vient m’chercher. «Le poinçonneur des lilas», 1958

La péniche déserte où se réfugient Lucy Gordon et Éric Elmosnino entre les prises tangue doucement. Le plancher grince et gémit comme un galion. Lucy s’est emmitouflée dans une redingote de fourrure, Éric a rabattu les pans de sa veste.

Lucy : «On essaie de ne pas penser qu’on joue des vrais gens. J’ai juste essayé de m’imprégner de Jane et de trouver la squelette de mon personnage.»

Éric (hilare) : «La squelette ? T’es bien une Anglaise, tu confonds le masculin et le féminin, comme Birkin. T’as pas eu à te forcer beaucoup là-dessus.»

Lucy (rieuse) : «J’ai étudié tout ce que j’ai pu sur Jane et Serge dans la vie, pour être juste par rapport à eux, et dans mon jeu avec Éric. Mais après, il fallait que je m’abandonne, que j’oublie tout le travail préparatoire.»

Éric : «Il ne fallait surtout pas faire le musée Grévin.»

Lucy : «Il fallait que ce soit vivant, qu’on transmette des émotions, des choses qui nous surprennent… Joann ne raconte pas strictement la vie de Gainsbourg, c’est plus féerique. Ça nous laissait beaucoup plus de liberté pour incarner nos personnages. On est dans l’univers de Joann.»

Éric : «Je suis dans la construction de l’oeuvre de Joann, dans la compréhension de sa vision de Gainsbourg : un Gainsbourg fantasmé, qu’il voit avec son oeil d’homme et d’artiste, et à travers son rapport aux femmes. Quand j’ai compris ça, je me suis dit que je pouvais m’amuser à faire comme si. Au fond, je joue un mec qui tombe amoureux, qui est un peu saoul, et qui pleure parce que son chien est mort. À part ça, les codes (les oreilles, le nez, les fringues) sont tellement forts qu’il n’y a pas besoin d’en rajouter.»

Ex-fan des sixties, petite Baby Doll, Comme tu dansais bien le rock’n’roll Ex-fan des sixties, où sont tes années folles Que sont devenues toutes tes idoles «Ex-fan des sixties», 1978

Le défilé des bateaux-mouches s’est interrompu, quai Montebello. Les douze coups de minuit ont sonné depuis longtemps. Les basses d’une soirée techno sourdent d’une péniche amarrée plus loin. «C’est les Russes. On a décidé que c’était une fête russe, on les a vu arriver en vinyle, ça se fait plus le vinyle», rigole Joann. Le froid, humide, coupant, fait frissonner Lucy. Dans sa mini-robe ajourée, fichée sur ses hautes sandales, grands yeux noyés sous une lourde frange, elle a tout de la Baby Doll des sixties. Elle danse et tournoie, rit aux éclats. «On a auditionné 500 filles pour le rôle de Jane Birkin. On est allés jusqu’en Angleterre. Lucy faisait partie des premières, mais le casteur ne l’avait pas retenue. Quand je l’ai vue, j’ai su que c’était elle.» Sfar la contemple, attendri. «Je veux qu’elle se sente comme une petite fille qui danse toute seule dans sa chambre. Je veux que ce soit beau, érotique mais pas cul.» Lucy saute au cou d’Éric et l’embrasse. Sa robe remonte jusqu’aux hanches. «On voit trop la culotte de Lucy, il faut qu’elle lève moins les bras», crie le réalisateur. «Je veux que cette scène de baiser soit magique.» Donc ils recommencent. En trois entrechats, Elmosnino saute sur une bitte d’amarrage. Il ploie en arrière, gesticule. Joann Sfar se ratatine dans son anorak. «Il va tomber dans la Seine, je peux pas voir ça. Il a une grâce… C’est le fils de Jean-Louis Barrault et Louis Jouvet, mais il me fait peur. Il n’a aucune conscience du danger.»

La veille, Éric Elmosnino et Philippe Katerine tournaient de nuit à Montmartre. Une séquence où Boris Vian et Serge Gainsbourg, noirs comme des tuyaux de poêle, dégringolent les escaliers du Sacré-Coeur. Arrivé en bas, Vian s’allonge dans la rue. Gainsbourg, bourré mais concerné, lui demande : «Tu fais quoi ?» Vian lui répond : «J’attends un taxi.» Et il allume une cigarette. Gainsbourg, beurré mais solidaire, s’étend à côté de lui, clope au bec. «Les bagnoles, conduites par des cascadeurs, passaient à deux centimètres d’eux. Mais à aucun moment ils n’ont eu peur. Ça faisait rire Éric. À 5 heures du matin, il s’est mis à pleuvoir. Ils sont quand même restés sous la flotte, à se prendre des gerbes d’eau par les bagnoles, ils n’ont pas bronché.» Joann Sfar lève les bras au ciel. Sur quoi, les nuages déversent des trombes d’eau. «On attend que ça s’arrête ?» il demande à son directeur de la photo, Guillaume Schiffman. «Euh non, parce qu’il y a une tempête prévue à 5 heures.» Sfar, qui imaginait sa scène de baiser comme dans Un Américain à Paris, se retrouve soudain dans Chantons sous la pluie. On sort les bâches, les parapluies. La Baby Doll et l’homme à la tête de chou s’enlacent comme s’ils étaient seuls au monde. «Je suis venu pour te voler cent millions de baisers, cent millions de baisers, en petites brûlures, en petites morsures, en petites coupures. C’est un hold-up», fredonnait Gainsbourg. «C’est magnifique», murmure Joann Sfar. Il est 5 h 20 du matin, un jour vitreux se lève. Les fantômes de Jane et Serge se sont dissous dans l’aube. Lucy et Éric s’éloignent sur le quai…

Au 56, 7, 8, peu importe, de la rue X, si vous frappez à la porte, d’abord un coup, puis trois autres, on vous laisse entrer, seul et parfois même accompagné. Une servante, sans dire un mot, vous précède. Des escaliers, des couloirs sans fin se succèdent, décorés de bronzes baroques, d’anges dorés, d’Aphrodites, de Salomés… «L’hôtel particulier», 1971

Noir le salon, d’ébène la chambre, d’ombre les canapés sculptés. La reconstitution de l’hôtel particulier de Gainsbourg est une nuit sans fin emplie d’écorchés, de bronzes, de crânes, de statues, de bibelots. «L’appartement de la rue de Verneuil est l’un des rares endroits réels du film. Enfin, réel tel que les gens se l’imaginaient. C’est subjectif, tout est subjectif. Là, on tourne la scène de la crise cardiaque, quand Gainsbourg a 53 ans», commente Joann. Affalé dans un fauteuil tarabiscoté, Éric Elmosnino a le poil gris, une barbe de trois jours, le genou maigre. Faux nez, fausses oreilles, vrai Gainsbourg. «Heureusement que vous avez eu la force d’appeler. Il y a un hôpital où vous êtes suivi ?» demande un pompier agenouillé près de lui. Gainsbourg suffoque. «Emmenez-moi à l’hôpital américain.» Un pompier lui drape une couverture bleue sur les épaules, un autre le soulève. Il halète : «C’est quoi cette couverture dégueulasse ? Il y a un plaid Hermès sur mon paddock, allez le prendre.» Le chef des pompiers s’insurge : «On n’a pas le temps.» L’autre, flageolant, insiste : «Il est couleur crème, vous pouvez pas vous tromper, dépêchez-vous.» Il tremble sur ses jambes, osseux et voûté comme un vieillard. Silence de tombe dans le studio d’Épinay. «C’est un conte, mais je veux que l’émotion soit réelle. Je veux retrouver les films de Prévert, de Fellini. Je n’aime pas le cinéma réaliste, je trouve ça moche, j’aime le vrai cinéma, à l’ancienne presque.» Joann Sfar, sa scène en boîte, déverse ses trésors. Des rushes. Gainsbourg en flammes parmi ses tableaux en feu. Gainsbourg causant sucettes à l’anis à France Gall, jouée par Sarah Forestier. Gainsbourg entrant chez Juliette Gréco, intimidé, endimanché. Des cadrages ahurissants, des décors d’une luxuriance byzantine, des lumières de peintures flamandes. «Tu ne dis rien ?» Il n’y a pas de mot pour dire la magie. Seulement le souvenir de deux strophes, tirées du «Serpent qui danse» : «Comme un navire qui s’éveille au vent du matin, mon âme rêveuse appareille pour un ciel lointain.»

Gainsbourg (vie héroïque) – De Joann Sfar – Avec Éric Elmosnino, Lucy Gordon, Laetitia Casta, Philippe Katerine, Sarah Forestier…

Source : Sandra Benedetti – Studio Ciné Live

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