Olivier Assayas : “je passe mon temps à chercher la perte de contrôle et le déséquilibre”

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Sprakanti : Pourquoi avez-vous appelé votre film “L’Heure d’été” ?

Olivier Assayas : Le film à l’origine avait un autre titre, qui était “Souvenir du Valois”, qui est le sous-titre de Sylvie, de Gérard de Nerval. Je l’avais choisi parce que ça liait le récit à la campagne du nord de Paris.

Mais j’ai trouvé que ça tirait trop du côté d’une nostalgie, un côté feuillets d’album jauni et j’avais envie de quelque chose qui soit plus proche de ce que le film raconte, c’est-à-dire un rapport au passage du temps, mais dans un sens qui aurait plutôt trait au devenir, au futur, avec quelque chose de plus positif. Et L’Heure d’été m’apportait ça.

Paul : Pourquoi avoir choisi ce sujet (la transmission, l’héritage), quel lien avec votre propre histoire ?

Olivier Assayas : Disons qu’à partir du moment où il s’agit de famille, changement de génération, fatalement, on touche à de l’intime, mais qui est tout aussi bien universel.

Je crois que chacun, à un moment ou à un autre, est contraint de se confronter à ça. J’ai l’impression de n’avoir pas raisonné le besoin de faire ce film. Il s’est de fait imposé à moi.

Sans doute pour des raisons personnelles, mais aussi parce que j’avais le sentiment que ces raisons personnelles me permettaient d’articuler quelque chose d’universel, beaucoup plus large qu’une problématique intime, évidemment.

Clint : On dit que dans l’art, il faut tenter de trouver la question que se posait l’artiste en créant. Pourquoi ce film ? Quelle était votre question ?

Olivier Assayas : Je pense que je me posais plusieurs questions, qui sont matérialisées sous la forme de chacun des personnages. J’ai l’impression que chacun des personnages du film représente une question. Et chacun d’entre eux représente une facette de moi-même.

J’ai l’impression que, en effet, l’art est constitué par des questions, les réponses, c’est à chacun de les trouver dans sa relation avec l’œuvre.

T. Michel : Pourquoi n’avez-vous pas jugé utile de montrer un tout petit peu plus, sans vous y apesantir, les objets (pièces d’orfèvrerie), tableaux et d’autres œuvres (tels les carnets que vous avez fait confectionner, j’imagine, pour les besoins de la cause), ou ces “vrais” Corot qu’on ne fait qu’apercevoir, et tout ce dont il est très souvent question dans les échanges ? Pour ne pas alourdir le propos ?

Olivier Assayas : Non, j’ai l’impression que les œuvres d’art existent dans le film. Ce qu’on ne voit pas, c’est la peinture de Paul Berthier. Parce qu’on la voit plutôt en creux, on devine la personnalité de cet artiste, on voit ses croquis, ses esquisses.

Mais c’est vrai que je redoutais de représenter de façon trop littérale l’œuvre d’un peintre imaginaire, parce que c’est très difficile d’être entièrement crédible.

J’ai donc préféré rester dans un registre où l’enjeu était d’établir la vraisemblance de cet artiste. Plutôt que de montrer frontalement les œuvres.

Par contre, je crois que pour ce qui est des collections de Paul Berthier, les œuvres sont assez présentes, qu’il s’agisse des vases de Félix Bracquemond ou bien le mobilier de Louis Majorelle.

Isca : Comment est née votre collaboration avec Edith Scob?

Olivier Assayas : Bien sûr, je connaissais la carrière d’Edith Scob à travers son travail avec Georges Franju. Mais c’est vrai que j’avais été marqué par son apparition en princesse de Guermantes dans Le Temps retrouvé de Raoul Ruiz. Et je crois que c’est l’écho de ce rôle-là qui m’a très tôt donné envie de lui proposer le personnage d’Hélène.

Mais comme toujours, ce qui a été déterminant, c’est la rencontre. Je ne crois pas qu’on choisisse une comédienne en fonction de sa carrière, en tant que “référence cinéphile”. On la choisit parce qu’il y a un contact humain, des affinités, quelque chose d’évident dans la rencontre.

Donc je pense que si j’ai fait ce film avec Edith Scob, c’est qu’elle avait une ressemblance spirituelle profonde avec le personnage d’Hélène.

Jeanlouisp. : Avez-vous l’intention de faire une heure d’automne, d’hiver et de printemps ?

Olivier Assayas : Je pourrais faire comme Rohmer, la série du cycle des saisons, mais non, ça ne s’inscrit pas dans mes projets, malgré mon immense admiration pour Rohmer.

Marti : J’apprécie beaucoup votre façon de filmer, elle me fait penser à Hou Hsiao Hsien. Pourtant je trouve souvent le jeu des acteurs en décalage avec la façon de les filmer. Est-ce une volonté de votre part ?

Olivier Assayas : Peut-être que dans ce film, spécifiquement, plus que dans d’autres, j’ai essayé d’adopter un style plus posé, qui rapproche en effet de celui de Hou Hsiao Hsien dans certains de ses films.

Mais j’ai toujours essayé de trouver une forme d’improvisation, de déséquilibre dans le jeu des comédiens, une sorte de tremblé qui reproduirait celui de la vie et qui, en effet, est d’une matière moins contrôlée que l’écriture stylistique du film.

Mais je crois que cette liberté que je donne aux acteurs, la façon dont je les laisse réinventer à la fois leur texte et leur personnage, au final, crée une forme de vérité de ce qui se passe dans cette famille.

Clint : Hier, dans le public d’une petite salle parisienne, j’ai entendu un type dire que votre dernier film est une “immonde comédie bourgeoise”. J’ai vu l’interview de Berling au JT, et ne suis pas de son avis. Comment lui répondriez-vous ?

Olivier Assayas : Moi, ce qui m’attriste aujourd’hui, c’est la façon dont on confond la représentation de la bourgeoisie et la représentation d’un milieu artiste.

La maison des personnages de L’Heure d’été n’est pas une maison bourgeoise, elle n’en a ni la lourdeur ni le formalisme.

C’est une maison qui a été celle d’un artiste, d’un peintre en l’occurrence, qui est mêlée à la nature, et où on a l’impression que le temps s’est arrêté il y a littéralement un demi-siècle.

Je ne vois pas du tout en quoi elle ressemblerait aux demeures de la bourgeoisie d’aujourd’hui, que j’ai représentées dans mes films plus contemporains, comme Demonlover ou bien Boarding Gate.

Et c’est vrai qu’aujourd’hui, si on s’interdit ou qu’on place un jugement moral à la représentation d’un monde qui est au fond modeste mais habité par une sorte de beauté liée à notre histoire, à notre culture, on ferme la porte à beaucoup de choses dans le cinéma français.

Isabelle : Vous intéressez-vous à la “production” cinématographique française, à ce que font vos confrères/consœurs et quel regard portez-vous sur le cinéma français aujourd’hui ?

Olivier Assayas : C’est une question très vaste. Par goût, je suis assez peu spectateur de cinéma de genre. Je vois relativement peu de comédies, de séries qui sortent en France chaque semaine.

Mais j’ai beaucoup d’amour pour le cinéma indépendant français, qui produit chaque année, régulièrement, des œuvres passionnantes.

Je pourrais prendre mille exemples, que ce soit les films de cinéastes comme Claire Denis, Arnaud Desplechin, Catherine Breillat, pour prendre ceux qui ont eu un cheminement parallèle au mien.

Mais un film que j’ai vu récemment comme Capitaine Achab, de Philippe Ramos, m’a particulièrement passionné.

roseline : Le succès de Bienvenue chez les Ch’tis ça vous inspire quoi ?

Olivier Assayas : Figurez-vous que le monteur de Bienvenue chez les Ch’tis, Luc Barnier, l’est également non seulement de L’Heure d’été, mais le monteur de tous mes films depuis mes débuts.

Et Dany Boon était en train de monter juste avant que je commence à travailler avec Luc Barnier sur L’Heure d’été.

Néanmoins, je n’ai pas encore vu le film. Si je pouvais, de par cette proximité et par écho, bénéficier d’une part de l’immense succès de Dany Boon, j’en serais très heureux !

Gilles Tournant : S’il y a bien un cinéaste duquel on ne peut pas dire qu’il fait toujours le même film, c’est bien vous. Je suis très surpris et aussi admiratif quant à la diversité de vos sujets, et par conséquent à la diversité des genres que vous abordez dans chaque film. Il y a un tel renouvellement des styles et de vos mises en scène. Comment faites-vous ? Qu’est-ce qui vous motive ? Vous imposez-vous à chaque projet de faire quelque chose de jamais fait ? Ou cela est-il plus fort que vous ?

Olivier Assayas : Je m’impose de faire quelque chose de jamais fait, par moi en tout cas. J’ai l’impression que le chemin qu’on fait dans le cinéma, c’est à la fois un chemin de découverte du monde et une sorte de révélation de soi-même à soi-même.

J’ai l’impression, au fond, de découvrir à travers l’exploration du monde des aspects de mon œuvre, de mon travail qui se révèlent à moi.

Etrangement, peut-être suis-je le seul à percevoir les choses comme ça, et parce que j’ai pu faire un œuvre dans la plus grande liberté, j’ai le sentiment d’avoir fait un ensemble de films assez cohérent. Qui oscillent entre le passé et le présent, l’intime et l’universel, le local et le mondial. Mais où tout cela, au fond, pourrait cohabiter de la même manière que cela habite dans nos vies.

J’ai l’impression qu’on a en nous toutes ces dimensions-là, et c’est vrai que peu d’œuvres dans le cinéma tentent de l’articuler. Je crois que j’ai eu l’ambition, à travers mes films, d’essayer de l’articuler. Et donc de ce point de vue de tenter quelque chose qui n’a pas été beaucoup fait.

Et le chemin, jusqu’à présent, en a valu la peine en ce qui me concerne.

Lucas : Il y a quinze, vingt ans, vous étiez, pour la France, à l’image d’un Gus Van Sant aux Etats-Unis, le cinéaste d’une certaine incandescence adolescente. Van Sant, malgré les années en plus, semble n’avoir pas changé d’optique. De votre côté, vos personnages ont vieilli, les thématiques que vous développez les accompagnent dans leurs préoccupations. Ne craignez-vous pas que votre cinéma y ait perdu sa flamme ?

Olivier Assayas : Je crois que j’ai fait l’année dernière un film que vous n’avez peut-être pas vu et qui s’appelle Boarding Gate, qui, d’une certaine façon, tentait de renouver avec mes racines dans le punk rock. Paradoxalement, ce film sort ces jours-ci aux Etats-Unis.

Je crois que les spectateurs de ce film m’ont fait d’autres reproches, mais pas celui d’avoir trahi mon cinéma du début.

Mais par ailleurs, il est vrai que L’Heure d’été est un film qui relève d’une veine plus intime dans mon travail, qui m’a permis de représenter les personnages de Désordre lorsque j’avais leur âge, ceux de Fin août, début septembre lorsque j’ai été un peu plus âgé, et ceux de L’Heure d’été que, en effet, je me retrouve à regarder à hauteur d’œil.

Cela a à voir avec le désir de préserver intact mon rapport non pas avec le cinéma, mais avec le réel.

Karl Breitling : La vieille servante de votre dernier film, Eloïse, a de toute évidence mieux compris l’artisanat d’art que les autres protagonistes, même sans en avoir vraiment conscience, puisque c’est la seule à considérer l’objet d’héritage pour ce qu’il est vraiment, c’est-à-dire un vase : et donc, la seule à y mettre de l’eau et des fleurs, tout simplement, et à accorder de l’importance à ces gestes. C’est très sensible et touchant. Mais est-ce là une conception “un peu à la Tolstoï” de votre part de vouloir accorder au peuple la sagesse et la science intrinsèques ?

Olivier Assayas : Merci de me rapprocher de Tolstoï, j’y suis très sensible.

J’avais envie qu’il y ait quelqu’un qui, en effet, représente un rapport intuitif non pas tant à l’art qu’à son usage.

Le personnage d’Héloïse, comme tous les autres, ignore que ce vase est porteur au fond d’une valeur ajoutée artistique très importante.

Mais elle l’a élu parce qu’elle lui trouve de la beauté, dans son usage le plus élémentaire, celui de contenir de l’eau dans laquelle on mettra des fleurs.

Elle trouve qu’il remplit bien son but et c’est vrai que je crois que l’art, souvent, perd son rapport avec cette chose élémentaire de sa valeur d’usage.

D’une certaine façon, le vase qui finira fleuri dans le salon d’Héloïse continuera à vivre, là où celui qui finira en vitrine dans le Musée d’Orsay aura perdu quelque chose de son âme.

Marti : Que pensez-vous des jeunes cinéastes français qui font leur premier ou second film ?

Olivier Assayas : Je trouve qu’aujourd’hui il y a plus de liberté, d’inspiration, de style, de variété de styles dans le jeune cinéma français. Parce que beaucoup d’entre eux ont choisi le cinéma de genre.

Mais c’est vrai que l’année passée j’ai vu plusieurs premiers films français qui m’ont touché.

Celui d’Isild Le Besco, Charlie, celui de Serge Bozon, La France, celui de Philippe Ramos, Capitaine Achab, et celui de Mia Hansen-Love, Tout est pardonné, mais vis-à-vis duquel personne ne me soupçonnera d’être objectif…

Pascal : Quel souvenir gardez-vous du tournage de L’Eau froide ?

Olivier Assayas : J’espère surtout que Pascal en a un bon souvenir. Je ne sais pas s’il était parmi les fumeurs de shit dans la cave.

Ce qui m’a particulièrement ému dans le tournage de ce film, c’est que j’ai vraiment reconstitué un monde, des silhouettes, une ambiance qui étaient ceux de mon adolescence.

Et très étrangement, le fait de voir ce groupe d’adolescents habillés comme on le faisait à l’époque, qui écoutaient la musique de cette époque-là, m’a donné le sentiment de revivre ma propre adolescence.

Et pour ce qui me concerne, le souvenir du tournage de L’Eau froide est comme un souvenir ajouté à mes propres souvenirs, ce qui de fait pose des questions étranges quant à la pratique d’un cinéma autobiographique, où le temps finit par se mélanger.

Vincent : Il y a dans votre façon de filmer, de dialoguer, de saisir des gestes, quelque chose qui ramène à Claude Sautet ? Est-ce un cinéaste que vous aimez ?

Olivier Assayas : Sincèrement, je ne crois pas. Malgré l’admiration que j’ai pour lui. J’avais beaucoup d’estime pour le cinéaste et pour l’homme, mais je ne crois pas que son écriture cinématographique ressemblait à la mienne. Sans qu’il y ait de jugement de valeur dans cela.

Claude Sautet avait une écriture très précise, une syntaxe classique très épurée, et des dialogues très écrits. Il était par ailleurs un excellent auteur et directeur d’acteurs.

Mais j’ai l’impression de m’intéresser à des choses qui ont plutôt à voir avec le plan séquence en termes de syntaxe, et souvent à plus de déséquilibre en termes de jeu des acteurs.

Je pense que là où Claude Sautet cherchait une forme de contrôle et une forme d’équilibre, je passe mon temps à chercher la perte de contrôle et le déséquilibre.

Mais sans doute pour arriver à un but qui n’est peut-être pas si loin de ce que cherchait Claude Sautet dans ses films que je préfère.

Jules75008 : Vous avez été critique aux “Cahiers du cinéma” avant de devenir cinéaste : que pensez-vous de cette revue à l’heure actuelle ? La lisez-vous ? Vous inspire-t-elle?

Olivier Assayas : J’ai écrit aux Cahiers du cinéma dans une autre vie, j’y ai beaucoup contribué entre 1980 et 1985.

Aujourd’hui, le temps a passé, et c’est plutôt aux Cahiers de se définir par rapport à moi qu’à moi de me définir par rapport aux Cahiers.

Aujourd’hui, l’équipe a complètement changé et c’est à eux à écrire leur histoire.

Vincent : Ne peut-on pas parler pour vous aussi d’écriture très précise ? Que vous travaillez particulièrement, notamment par rapport à bon nombre de cinéastes français ?

Olivier Assayas : Je crois qu’il y a beaucoup de précision dans la nature des sentiments et des émotions que je cherche, et dans le squelette de mes films. Mais j’essaie de me donner beaucoup de liberté à l’intérieur de la scène.

D’ailleurs, dans un film comme L’Eau froide, la légère part d’improvisation n’est pas seulement celle des comédiens, elle est également la mienne.

Très souvent, il m’est arrivé d’ajouter des dialogues au jour le jour, et même quelquefois d’une prise à l’autre.

J’avais l’impression de travailler, de ce point de vue, comme un musicien, dans le sens où, quand j’entendais les acteurs dire le texte, il me semblait qu’il manquait une note, et je l’ajoutais.

Je crois que le résultat, j’espère, est au plus près possible de ce que je cherchais à l’intérieur de la scène, mais l’écriture proprement dite a eu lieu à la fois devant ma feuille blanche, et sur le plateau, avec la matière vivante de celui-ci.

Source : LE MONDE / Chat modéré par Cristina Marino et Thomas Sotinel

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