NOUVELLE ERE DU TOUT NUMERIQUE

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Quels sont les tenants et les aboutissants d’une telle innovation technique ? Au delà du statut même de l’image, le numérique, ainsi que sa condition de virtualisation s’étendant bien au-delà du cadre pictural, s’immiscent dans les systèmes de communication, dans les domaines administratifs, financiers… La notion de virtualité numérique se répand donc jusqu’à interférer dans la communication humaine.

L’image numérique par nature est une image de la décomposition et du calcul. Elle tente d’imiter le réel comme l’image argentique ; or le processus lié à son élaboration est tout autre. Elle est le résultat d’une construction liée à des calculs informatiques, convertie sous forme d’un langage binaire constitué de zéro et de un. On peut la qualifier d’image restauratrice. La photo numérique n’existe que dans son actualisation à l’écran. L’espace dans lequel elle est contenue n’est pas palpable à proprement parler, mais virtuel. Il est un non-lieu « physique » et intemporel. Il n’y a pas de temps, ni d’espace ; il n’y a que des fichiers, des fichiers de fichiers. Par cette aspect, elle compresse les données de l’original pour les transcrire sous forme de codage numérique. Un gain d’espace et de temps se crée. La principale utilité de la numérisation est l’aspect pratique qu’elle engendre par son gain de place et de temps. L’aspect pratique prédomine donc lorsque le numérique intervient, surtout lorsqu’il s’agit de tout ce qui concerne la sphère administrative, mais cela engendre un effet rétroactif : il y a obsolescence de l’original dans sa fonction et dans sa forme. L’intervention de mécanismes ou de personnes physiques s’amenuise car celle-ci est trop coûteuse et devenue obsolète face à l’efficacité et la simplicité du numérique. Il y a comme un effet de contamination qui s’étend sur tous supports susceptibles d’être convertis sous forme numérique, comme les films ou bien la musique. La société de consommation pousse ainsi les populations dans une situation d’assistanat et dans une simplification des diverses tâches du quotidien. Le numérique est donc perçu comme un bienfait qui peut, à terme, simplifier les modalités des diverses tâches contraignantes.

Le numérique répond aussi à la logique de la conservation dans le sens où le numérique suit les lois de sa consoeur analogique. Dès la mise au point de celle-ci, les tableaux et les monuments historiques de par le monde se sont vus photographiés sous tous les angles, donnant accès à une richesse visuelle jusqu’alors incomparable. Le numérique fait de même mais va plus loin car il ne se borne pas au domaine de l’image, mais aux autres supports susceptibles d’être convertibles et d’être ainsi rendus disponibles à tout un chacun, comme sur la plateforme qu’est l’Internet. Nous n’avons plus une crise des images mais plutôt une crise qui se globalise. L’exemple le plus édifiant serait celui concernant le domaine musical. Depuis quelques années, l’industrie du disque voit le nombre de ses ventes chuter en partie à cause de la numérisation des albums des artistes. Car la numérisation échappe à tout contrôle ; et la copie numérique, même pour des oreilles exercées, retransmet une qualité sonore presque fidèle à l’original. Il n’est plus besoin de pochette ni de disque pour écouter de la musique. Sa version numérique peut être directement écoutée via des lecteurs spéciaux bon marché qui enveniment un peu plus le monde de la musique. Les documents audiovisuels et les papiers administratifs suivent aussi en majorité ces numérisations pour garder une « trace » et avoir un gain de place et une accessibilité plus performante. Mais cette trace virtuelle prend le pas sur son référent, le remplaçant petit à petit.

La compression des données, pour le gain de temps et d’espace, contribue à l’accélération du temps et de l’espace d’accès et entraîne une faillite du phénomène où l’analogique cède sa prérogative au numérique pour des raisons de facilité. Il y a donc aussi un appauvrissement du réel. L’homme n’est pas proprement détruit par la machine mais se voit englouti, perdu dedans. Paul Virilio va même plus loin en disant que :

« La progressive digitalisation des informations audiovisuelles, tactiles, olfactives, en allant de pair avec le déclin des sensations immédiates, la ressemblance analogique du proche, du comparable, céderait-elle sa primauté à la seule vraisemblance numérique du lointain, de tous les lointains, polluant ainsi définitivement l’écologie du sensible ? »

Or, la digitalisation n’est autre qu’un procédé de transposition numérique. Mais on frise alors la suppression pure et simple du support originel, ce qui va bien au-delà du pouvoir qu’exerçaient d’autres supports, comme la photographie argentique auparavant. Car, même si la photographie argentique constituait une trace témoignant de l’existence d’un référent, allant jusqu’à envisager éventuellement que l’original puisse disparaître puisqu’on en garderait une trace sous forme de photo, le statut du cliché numérique va encore bien plus loin. Il ne permet plus la co-présence entre son double numérique et le référent car l’intérêt est dans le remplacement pure et simple de l’un par l’autre, point auquel le cliché argentique ne parvenait pas encore. Contre le temps et la destruction, la numérisation permet d’une part, une facilité et, d’autre part, une conservation de trace mais, paradoxalement, elle permet aussi que l’original puisse disparaître. En conservant la singularité, elle détruit l’identité. Elle a fonction de remplacer, de supplanter le référent, de s’y substituer, sans limites temporelles, ni spatiales. A tout numériser, un réseau virtuel s’instaure qui supplante peu à peu celui réel : en société jusqu’aux échanges communicationnels entre individus.

Un contre exemple subsiste néanmoins dans l’existence de l’e-book ou livre numérique où le support original est loin d’être remplacé par sa copie numérique car l’aspect pratique du référent l’emporte largement sur celui virtuel. Le support conserve une importance prépondérante dans le rapport avec celui qui le possède : notes en marge, soulignement, griffonnage à même les pages etc. ; et l’aisance de l’écriture sur papier est incomparable par rapport à l’écran et au clavier. La version numérique n’arrive pas à atteindre un aspect pratique qui permettrait de dépasser l’original, bien que plusieurs tentatives aient été faites.

Condition de l’image temps-réel – Déperdition de l’aura de l’image temps

Le gain de place (de volume) et de temps pour accéder aux données permet un rapport au temps différent : « en temps réel ». L’image temps-réel prend donc le pas sur l’image temps réduit avec un flux continu d’informations accessibles en tous points du réseau. Celui-ci perd en qualité des informations du fait de leur quantité. Même l’image transmise par les webcams perd ses qualités, non pas au niveau technique, mais au niveau de leur puissance car les images sont données à voir toujours sous le même angle, depuis un point fixe proche de celui de la télésurveillance. Se décline ainsi la vue du parking d’un centre commercial, ou bien l’intérieur d’une chambre, presque invariablement la même. Le rapport entre le privé et le public est tronqué dans le filmage mais aussi dans le dévoilement. Cette image du proche et du lointain engloutit le temps en imprimant sans finalement rien refléter. Car le flux continu et le point de vue unique entraîne une image qui, au lieu d’être une image pour soi ou un reflet, est vouée au néant : chaque instant peut s’avérer crucial, et il se peut qu’aucun ne le soit, comme si l’image temps-réel était ontologiquement l’anti-cinéma par excellence.

De plus, l’image numérique n’a pas le poids symbolique de l’image argentique. L’image numérique est de l’ordre du domestique et, par son instantanéité, elle ne possède pas l’aura de l’image argentique. Cette dernière impose dans son procédé de développement un décalage entre la prise de vue et le résultat. Il y a une dimension de précaution par la lourdeur qu’engendrent les manipulations techniques qui permettent de mettre à jour l’image argentique. Le rituel du développement argentique n’a pas d’égale dans le numérique. La dimension domestique du numérique exclue cette aura par son instantanéité et par la virtualité du cliché. Une pellicule photo a une limite quantitative de clichés possibles. Son équivalent numérique, au contraire, peut conserver une infinité de photos, toutes visibles dans l’instant de leur prise de vue. Le tirage papier devient de plus en plus désuet, entraînant une chute de l’industrie.

Propagation – effet rétroactif.

A force de « vivre » et de s’informer par le biais du virtuel, la véritable rencontre avec autrui s’étiole. À force de faire sa connaissance, la « liberté » d’imaginaire, qui tente d’éclaircir les zones d’ombres en l’autre, ne peut plus fantasmer, étant toute éclairée. L’individu se réfère alors uniquement aux repères dont il a eu connaissance virtuellement, et non pas par le réel. Un réalisateur japonais Kiyoshi Kurosawa, à ce sujet, disait qu’« en trouvant beaucoup d’informations sur Paris, on risque de ne plus faire fonctionner son imagination, et peut-être de ne plus avoir envie d’y aller. Et même si on visitait Paris, on saurait déjà tout. Il n’y aurait pas de rencontre. Et on ne pourrait plus jamais imaginer Paris. La ville n’existerait plus dès qu’on se déconnecte du Net » (Propos de Kiyoshi Kurosawa avec Eric Borg, in Cinéastes, no°3). Il semble que les moyens de communication actuels, au lieu de servir la communication, la détruisent en inhibant l’imaginaire des individus. Moins l’imaginaire est actif, moins les choix sont ouverts. La création de l’attente est liée à l’imaginaire, à la possibilité de projection en vue d’une possibilité de choix. L’internaute pourrait ne plus avoir la moindre chance de vivre les expériences de la pensée.

Avec le phénomène grandissant de la mondialisation et de l’hyper communication (la télévision, puis le téléphone portable, et enfin l’Internet), ce sont les moyens de communication modernes par excellence qui tentent (en théorie) de connecter tous les individus entre eux par souci pratique et ludique. Le tout numérique repose sur la problématique de l’incommunicabilité entre les êtres. Pour quelle raison la société s’ingénie-t-elle à développer à ce point les divers systèmes de communication ? Or, du fait de « l’hyper-connectibilité » par le réseau, s’il y a un accident dans le système, la répercussion sur les utilisateurs du Net est d’autant plus importante. L’investissement émotionnel dans le virtuel est tel que le moindre faux pas est plus que fâcheux pour l’internaute. Le vacillement de la frontière entre le virtuel et le réel, entre le biologique et l’informatique, va amener jusqu’à l’ébranlement de la vie et de la mort, ce qui est depuis quelques années un grand thème de nombreux ouvrages littéraires ou cinématographiques. L’humanité serait-elle en train de périr par la technologie qu’elle a créée ?

On peut proposer l’hypothèse d’un effet rétroactif de la création/créature sur son créateur – on pense évidemment à la créature de Frankenstein et à son créateur, le docteur Frankenstein – ou de « l’empreinte » numérique sur le référent biologique, ce qui prolonge et recoupe l’annulation du référent à force de numérisation. L’individu est devenu absent du monde, il est devenu un être virtuel, un être qui a laissé dans le réel sa seule ombre à jamais figée sur les murs pour gagner un autre lumière : celle du virtuel.

Une véritable bombe numérique éclate là où l’homme est soumis au joug de la course aux armements de technologie de pointe, comme le fut en son temps le nucléaire. Si l’on emprunte le titre de l’essai de Paul Virilio, la bombe nucléaire est devenue une « bombe informatique ». Dans un article paru dans le Monde Diplomatique en août 1995, l’origine en est imputée à Einstein lui-même au début des années 1950. L’interactivité en temps réel serait précisément à l’informatique ce que la radioactivité est à l’énergie : la grande menace concernerait la désintégration non seulement des particules de la matière mais aussi des personnes composant les sociétés contemporaines. A défaut de figer les individus à jamais dans la mort, la « lumière » atomique est symbolisée par une autre lumière, celle de l’informatique. L’information ne serait-elle pas simplement un flux de connaissances ? Et la lumière est-elle bien un symbole de la pensée ?

Le triangle des Bermudes est devenu l’objet de superstitions en raison du nombre « anormalement » élevé de disparitions : cela peut s’expliquer tout simplement par le fait que cette zone géographique est une zone où les flux de circulation sont extrêmement denses. Il en va de même pour le réseau informatique de l’Internet. Au moindre bug, au moindre virus, l’impact est d’autant plus grand que le nombre de « personnes » y circulant virtuellement est élevé. Mais le triangle des Bermudes reste une zone localisée géographiquement alors que le réseau virtuel s’étend au monde entier, dans un non lieu s’ouvrant sur la plupart des foyers, par un effet généralisé de chaos. Ainsi, la rupture des frontières est source d’une libération des énergies de deux mondes hétérogènes qui s’interpénètrent, faisant vaciller les frontières qui les séparent et entraînant ce phénomène de prolifération. La fission atomique laisse place à la fission numérique.

Le rapport entre image argentique et image numérique, si on le considère du point de vue de la contagion de lumière, est rompu. L’idée d’une empreinte lumineuse, du réel au virtuel, n’est plus possible à cause du procédé de reconstruction informatique. La contiguïté physique est remplacée. L’image filmique est toujours rattachée, ancrée dans son référent. Comme Barthes disait de la photographie : « Le référent adhère » ; celle-ci est inquiétante par sa potentialité plus que par ce qu’elle montre ou suggère.

De plus, l’image numérique n’a pas besoin de la lumière du jour pour être visible, elle est auto-luminescente. C’est une image paradoxale qui n’a plus besoin de la lumière pour sortir de l’ombre, pour « voir le jour », contrairement à l’image argentique qui a besoin de la lumière pour ressortir sur l’ombre. Une lumière électrique, électronique, une lumière décomposée : une lumière d’Hadès, provenant du royaume des morts. C’est encore une photographie mais traitée par calcul binaire, la numérisation rompant la chaîne propre à la photographie argentique. Cela introduit une discontinuité dans la chaîne lumineuse et dans la tangibilité du « ça a été », dans le « spectrum » barthesien. Le procédé technique artefactuel de la photo graphie argentique propose une continuité dans le cheminement de la lumière. Le toucher s’estompe avec le numérique : les photons composant la lumière n’impriment plus un support de l’image comme il le faisait avec l’argentique. Du photon, on passe au pixel codifié en unités zéro et un. « La numérisation rompt la chaîne, elle introduit la manipulation à même le spectrum et, du coup, elle rend indistinct fantasme et fantôme.» (Bernard Steigler, « L’image discrete » in Echographie de la télévision)

Une technologie, qui permet aussi une vitesse de propagation d’informations codées ultrarapide, permet cela : cette technologie est la fibre optique. Qui dit fibre optique, dit lumière. L’Internet fonctionne par un flux essentiel : la lumière mais cette lumière reste confinée dans les câbles et les réseaux du système comme support du transport d’information. C’est une lumière absolue dans le sens où, pour avoir une diffusion optimale des informations, aucune zone d’ombre n’existe dans le câble optique.

Conclusion

Le virtuel serait alors une nouvelle béquille à la condition humaine. Un nouveau littoral entre vie et mort s’ouvre ainsi à l’homme proche d’un palliatif de l’existence. Nier la mort est inutile. Il faut accepter la mort en soi et en l’autre, c’est-à-dire accepter sa propre finitude, sa mortalité ainsi que celle de l’autre. L’inhumain, le virtuel, est l’envers et le complément au sein de cette nouvelle technologie. Il répond à l’instance de l’absence de la présence. La mort nous accompagne depuis la naissance. Regarder les fantômes sur les écrans d’ordinateur n’est rien d’autre que nous regarder en face, soit la part fantomatique latente qui est en chacun de nous, ou bien regarder les autres dans cette dualité constitutive de chacun. Le fragile équilibre entre la vie et la mort a trouvé, par le biais de l’informatique et de l’imagerie numérique, un échappatoire au combat : ce n’est pas une défaite de la vie mais davantage une fuite de celle-ci, ce qui revient à laisser la mort advenir.

Sous couvert d’une prédominance de l’aspect pratique, le numérique entraîne un assistanat chez le sujet, qui peut devenir une addiction. Grâce à son statut ontologique de virtualité, elle peut entrer en résonance avec plusieurs domaines dans la vie du sujet, et ainsi étendre son champ d’action. Or le numérique se fétichise. Comme il y a un remplacement du référent par son double virtuel, ce problème s’impose car il y a une déréalisation du réel. Le culte du numérique remplace celui du réel. Qu’il s’agisse d’un ordinateur ou d’un téléphone portable, lorsque ceux-ci viennent à tomber en panne, la perte de l’objet est ressentie comme un deuil effroyable. Cela concerne non pas la machine en elle-même mais plutôt les données virtuelles qu’elle renfermait. Et paradoxe d’autant plus étonnant : c’est qu’une fois les traces virtuelles perdues, il y a disparition totale du référent. Vu que les individus conservent de moins en moins les originaux au profit de la copie virtuelle, une fois que cette dernière a disparu, plus rien ne reste du référent. Il y a un réel appauvrissement du rapport à l’analogique, tant humain que matériel.

Source : www.dvdrama.com

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