Le 19 avril, Thierry Frémaux, délégué artistique du Festival de Cannes, dévoilait la sélection de ce qui est devenu, fort de ses 43 000 accrédités, dont 4 800 journalistes, le plus grand événement culturel et médiatique du monde. Tous les ans, en mai, les professionnels se donnent rendez-vous sur la Croisette, prennent le pouls du cinéma, de sa force économique, et observent, l’œil critique, ce que les réalisateurs ont à dire du monde et de leurs contemporains. Mais le travail d’un sélectionneur, dont Thierry Frémaux livre les coulisses et les enjeux, est également de mettre au jour les mutations d’un art jeune – 112 ans et toutes ses dents – tiraillé entre sa vocation artistique – place aux Auteurs – et sa destinée populaire. Le Festival (16-27 mai), lui, a 60 ans. Et regarde l’avenir
A quoi sert le Festival de Cannes?
A offrir aux films un écho critique incomparable, à leurs auteurs une crédibilité artistique et à leurs producteurs une vitrine certaine. On n’imagine pas ce que Cannes représente à l’étranger. Apichatpong Weerasethakul, un cinéaste thaïlandais que le Festival a découvert, m’a confié qu’une sélection donnait un bol d’air à toute la production nationale pendant deux ans. Nous voyons plus de 1 500 films, nous en retenons 50, dont 20 en compétition. Nous devons être à la fois découvreurs et consécrateurs. Mais, quoi qu’on en dise, le seul enjeu cannois, c’est le cinéma.
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Thierry Frémaux. Pour le délégué artistique du Festival, «le seul enjeu cannois, c’est le cinéma».
Le cinéma est-il encore vraiment un enjeu aujourd’hui?
Ne lui prêtons pas plus qu’il ne peut. Mais, si le cinéma a jamais été un enjeu, il l’est tout autant, voire plus, à l’heure où règnent l’audiovisuel et Internet. Il reste la référence. Il fascine les écrivains, les musiciens et les gens de l’art contemporain. Indigènes vient de changer une loi vieille de plusieurs décennies. Ou prenez Bamako, d’Abderrahmane Sissako: en France et à l’étranger, où il connaît un grand succès, il a mis l’accent sur la situation de l’Afrique comme aucun rapport de l’ONU n’aurait su le faire. Le cinéma, c’est la connaissance du monde – y trouver ce qui ne nous ressemble pas – et la représentation du monde – y trouver ce qui nous ressemble. En cent ans, il n’a pas vraiment changé de nature. Quand les frères Lumière décidèrent de projeter les films sur grand écran dans une salle, geste qui marquait la différence avec Thomas Edison, lequel prônait l’acte individuel avec une image enfermée dans une boîte, ils devinèrent ce dont les gens avaient envie: partager le rire, les larmes et leur regard sur le monde. Et de cela nous avons toujours besoin. Pour un art habitué à vivre dans une sorte de «philosophie de la disparition» – sur son seul siècle d’existence, il aura eu droit à des avis de décès bien plus souvent que la littérature, la peinture ou la musique – la situation n’est donc pas si noire. En plus, en France, on a de belles salles. Et celle de Cannes, le grand auditorium Louis-Lumière du Palais des festivals, est, de l’avis unanime des réalisateurs, le plus bel écrin du monde.
Et la compétition? Pourquoi ce tableau d’honneur? On en arrive à remettre deux palmes d’or à Bille August (Pelle le conquérant et Les Meilleures Intentions) et rien à Mystic River, de Clint Eastwood, uniquement parce qu’on passe par la subjectivité d’un jury.
C’est le principe. Qui donne autant à se réjouir qu’à se lamenter. Le palmarès est le choix d’un groupe de neuf personnes. Il reste subjectif, comme les commentaires qu’on en fait. Les jurés se trompent parfois, comme les sélectionneurs, comme les critiques. Cette année-là, le jury n’a pas récompensé Mystic River. Mais le temps a rendu justice au film, dont il a pourtant été dit alors qu’il n’avait même pas sa place en compétition…
Thierry Frémaux
29 mai 1960 Naissance à Tullins-Fures (Isère)
1968 Marqué par La Chevauchée fantastique, de John Ford
1985 DEA d’histoire contemporaine
1989 Entre comme programmateur à l’Institut Lumière de Lyon
1995 Directeur général de l’Institut Lumière
2001 Délégué artistique du Festival de Cannes
Qui «il»?
La «rumeur Croisette», qui peut être aussi formidable que destructrice. Mais la palme d’or va le plus souvent à de grands réalisateurs. L’année de Mystic River, ce fut Gus Van Sant avec Elephant. On peut trouver la tradition désuète et considérer que l’art ne se mesure pas. A chaque invitation cannoise, Pedro Almodovar hésite, car le principe même le gêne. D’autant qu’ensuite on lui fait le procès d’être mauvais perdant. Mais on ne peut imaginer Cannes sans la palme d’or. C’est l’une des marques les plus connues au monde. Elle aide les films et attire les regards sur eux. Elle participe de la puissance médiatique du Festival, une puissance mise au service des auteurs.
Comment concevez-vous la sélection?
D’abord, nous sommes dépendants de la production de l’année. Lorsqu’il m’a appelé à ses côtés, en 2001, Gilles Jacob m’a prévenu: «Sachez que si une sélection est bonne, c’est grâce aux films; si elle est mauvaise, c’est la faute du sélectionneur.» Ensuite, respecter les équilibres – pays, genres, générations… – afin de saisir un «cinéma-monde» qui se présente de façon toujours changeante. Enfin, proposer et faire des hypothèses: nouveaux auteurs, nouvelles formes de création. A part cela, la compétition doit affirmer la souveraineté de la mise en scène et de l’écriture par le cinéma.Vous parlez de mise en scène. Mais Da Vinci Code, en ouverture du Festival l’année dernière, ne brillait pas par son invention formelle…
Da Vinci Code, c’est la catégorie «film événement». Pourquoi nier l’envie et le plaisir de voir des stars? C’est aussi la tradition cannoise. Cette année, la présentation d’Ocean’s 13, avec George Clooney, Brad Pitt et Matt Damon sur le tapis rouge, sera une fête, faisant partie de la «machine» cannoise orchestrée par Catherine Démier et son équipe. Et l’une des plus belles montées de marches sera celle du film du 60e anniversaire, qu’a produit Gilles Jacob avec une trentaine de metteurs en scène – David Cronenberg, Hou Hsiao-hsien, Aki Kaurismäki, Michael Cimino… – ayant chacun réalisé un film de trois minutes. Là encore, les auteurs, d’abord les auteurs.
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Existe-t-il des films que vous sélectionnez par obligation?
Vu le nombre de films soumis à la sélection, il n’y a pas d’obligation, seulement des choix. Le risque est déjà bien assez grand de se tromper de bonne foi!
L’erreur fait-elle à ce point partie intégrante du métier de sélectionneur que vous l’assumez par fatalisme?
Non, aucun fatalisme. Si l’on agit avec conviction, on ne peut encourir de reproche. Le plus exaspérant, c’est ce nouveau jeu consistant à traquer nos erreurs ou à raconter n’importe quoi. Parfois, j’ai envie de rétablir quelques vérités.
Allez y…
Non. Nous ne parlons que des films sélectionnés. Nos petits soucis ne sont pas importants.
Avez-vous la tentation de donner, à travers la sélection, une situation du monde vue par les artistes?
Il est impossible de prévoir quoi que ce soit à l’avance. Ce sont les films eux-mêmes qui font la sélection. Mais, en effet, le plus fascinant est qu’une sélection de films, tous choisis individuellement pour leurs qualités propres, donne toujours une idée du monde. En 2004, la palme d’or de Michael Moore, Fahrenheit 9/11, a été décriée parce qu’elle instrumentalisait le Festival pour une cause qui lui était extérieure. L’argument est recevable. Mais on peut le retourner: Cannes s’est trouvé au cœur du monde et s’est fait le théâtre de la contestation d’une guerre [celle d’Irak] qui venait juste de débuter. Les artistes ne vivent pas en vase clos. Bob Dylan a écrit Hurricane, Picasso a peint Guernica, et L’Homme de fer, d’Andrzej Wajda, a obtenu la palme d’or en pleine époque de Solidarnosc.
Existe-t-il le «film de festival», le film d’Art avec un grand A où l’on s’Ennuie avec un grand E?
C’est un débat qui n’est pas propre à Cannes. Il faudrait tordre le cou à l’idée qu’on s’ennuie au cinéma d’auteur, car il y a des films grand public où l’on bâille encore plus. Kurosawa, Fellini ou Chaplin n’étaient-ils pas des cinéastes populaires? Un festival valorise un cinéma non conforme aux canons de son époque, en l’occurrence, aujourd’hui, à l’Audimat télévisuel. Les films différents et exigeants vont dans les festivals pour une seule raison: ils y sont bien accueillis. Si on les appelle «films de festival», c’est qu’ils ne trouvent pas refuge ailleurs! Mais le non-conformisme n’est pas non plus un gage de qualité et il ne faut pas soupçonner le public de l’ignorer. L’important, c’est que Cannes se fasse l’écho des vibrations du monde. En 1960, le débat n’était pas de savoir si L’Avventura, de Michelangelo Antonioni, qui fut copieusement sifflé, était ennuyeux ou pas: il incarnait le surgissement du cinéma moderne. Cannes en a pris acte. Ce qui nous intéresse, c’est le mouvement, pas la mode.
Entre En avant, jeunesse!, de Pedro Costa, et Le Labyrinthe de Pan, de Guillermo del Toro, l’année dernière, ou, cette année, entre Lumière silencieuse, de Carlos Reygadas, et Zodiac, de David Fincher, c’est le grand écart. Vous l’assumez?
Je suis souple. J’ai été formé à cette cinéphilie qui veut qu’on peut aimer à la fois Reygadas et Fincher, un film aride sur une communauté amish au Mexique et une enquête sur un serial killer. Je ne dis pas: «Le cinéma, c’est ça ou ce n’est pas ça.» C’est le rôle de la critique. Nous sommes juste des montreurs de films. On en voit beaucoup, on en retient peu. On fait une proposition, comme on compose un menu. Et, parfois, «on se risque sur le bizarre», comme on dit dans Les Tontons flingueurs.
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C’est quoi, le «bizarre», cette année?
Le film de Quentin Tarantino, vous verrez, il est «bizarre». Mais ce sont aussi des œuvres qu’on ne trouve pas ailleurs, des films de recherche parfois à la limite de l’expérimental, comme Chronique d’une femme chinoise, de Wang Bing, le portrait d’une femme symbolisant la mémoire des camps de travail à l’époque de Mao. Ou, dans une facture plus classique, The War, de Ken Burns, sur la Seconde Guerre mondiale. Il dure quatorze heures cinquante.La presse a parfois attaqué vos choix, notamment l’arrivée du film de genre ou de l’animation. Quels sont vos rapports avec elle?
Un journal a même écrit: «Où va le Festival de Cannes?» Il va là où va le cinéma, c’est tout. Il fallait prévoir l’émergence de l’animation, du documentaire ou du cinéma de genre; nous l’avons fait. La presse est le quatrième pilier de Cannes, avec les auteurs, les stars et le marché du film. Pendant plusieurs mois, nous jugeons le cinéma mondial. Après, c’est à notre tour d’être jugés. Je trouve cela normal. La presse est particulièrement active sur la Croisette, exigeante, enthousiaste ou condescendante, brillante ou injuste. Rarement indifférente, ce qui est très bien. Elle fait trembler les cinéastes, même les plus grands. Elle a ses codes, ses familles, ses modes, ses restaurants. Elle est capable de transformer un inconnu du matin en un espoir mondial le soir. Elle s’attend à deux chefs-d’œuvre par jour, ce qui la rend nerveuse quand elle ne les trouve pas. Et, le temps passant, elle n’hésite pas, si besoin, à reconsidérer les films lors de leur sortie en salles.
La dernière palme d’or française a tout juste vingt ans: Sous le soleil de Satan, de Maurice Pialat. Vous le faites exprès?
Mais il s’est écoulé vingt et un ans entre celle d’Un homme et une femme, de Claude Lelouch, en 1966, et celle de Sous le soleil de Satan. Au total, la France n’a pas gagné si souvent, preuve que nous sommes un peuple courtois, qui sait traiter ses invités, et que Cannes est vraiment un festival international!
Où on a l’impression que le cinéma français souffre plus que les autres…
Oui, comme le cinéma italien souffre davantage au Festival de Venise. L’exigence est plus forte. Chaque année, nous visionnons une centaine de films français pour la sélection. En comptant la compétition Un certain regard [une autre section officielle], les séances spéciales et les hommages, nous en retenons une petite dizaine. Cela fait beaucoup de déçus. Cette année, nous avons souhaité privilégier des cinéastes français qui ne sont jamais venus en compétition à Cannes, comme Christophe Honoré ou Catherine Breillat. Histoire de rappeler que la porte est ouverte à tout le monde et qu’il n’y a pas d’abonnés.
La cinéphilie existe-t-elle encore?
Il n’y a plus d’encyclopédisme possible. On trouve désormais plusieurs cinéphilies qui ont chacune leurs cérémonials, leurs habitudes, leurs revues, leurs sites. Mon film de chevet, Les Indomptables, de Nicholas Ray, un western contemporain avec Robert Mitchum et Susan Hayward, je l’ai vu, enfant, à la télé, à 20 h 30, à l’époque où toute la France regardait le même film chaque soir. Comme la jeune génération a une autre culture, on croit que la cinéphilie disparaît. Mais ce nouveau public est le produit de son époque et n’est coupable de rien. Les salles de cinéma sont pleines, la Cinémathèque française ne désemplit pas, les gens achètent des DVD, s’abonnent au câble. A chacun d’ouvrir les yeux sur le cinéma qui se fait aujourd’hui, sans nostalgie ni passéisme.
source : http://www.lexpress.fr/
Un article écrit par ERIC LIBIOT.