« Allô ! » A peine prononcée, cette formule magique dessine un visage. « C’est moi… » « Allô ! » Ce seul mot, prononcé par le philosophe Emmanuel Levinas (1905-1995), servait de signature. Dans sa manière de le prononcer, de l’expulser avec une panique de noyé, il signifiait toute sa vie, ou le pan caché d’une autre vie, comme le raconte son biographe Salomon Malka ( Levinas, la vie et la trace, Lattès, 2002). Et, quand Piaf s’étonne devant un homme qu’elle croise – « Mais vous pleurez, Milord ! » -, elle témoigne avec les mots d’un autre mais avec sa voix rauque de sa compassion et de son vrai visage.
La voix nue possède aussi le don unique de charrier avec elle le vent de l’Histoire. Une voix puissante peut faire se lever un peuple (celle du général de Gaulle) ; une voix peut aussi le fasciner et le dompter (celle d’Hitler). La voix est un charme dont il ne faudrait pas laisser l’étude aux seuls spécialistes. Quand surgit du parvis du Panthéon, en 1964, la voix vrillée d’André Malraux évoquant la Résistance et le combat de Jean Moulin (1899-1943), c’est toute une génération qui reste marquée, comme frappée d’un sceau, par un timbre particulier, une emphase sidérante, le sortilège d’un discours porté par un grain de voix exceptionnel.
Et chaque voix a son grain. Ce grain qui accroche, retient, irrite… Ce grain qui attrape. « Le grain, c’est le corps dans la voix qui chante, dans la main qui écrit, dans le membre qui exécute », a relevé Roland Barthes. Le grain est une chair, il donne à la voix son épaisseur, sa compacité, sa sensualité. C’est lui qui habite la voix, qui la fait chanter, murmurer, vibrer, éclater. C’est lui qui permet de contester l’assertion de Buffon, le grand Buffon (1707-1788), qui disait dans une formule lapidaire : « Le style, c’est l’homme. »
Deux siècles plus tard, osons l’affirmer : « La voix c’est la fe mme », alors que celle d’Edith Piaf résonne de plus belle. La voix de Piaf porte la griffe des secrets de son enfance. C’est une voix de gueule et de gouaille. Indémodable pour l’instant. Donc véritablement exceptionnelle, car les voix se démodent presque aussi vite que les vêtements. C’est l’un des nombreux mystères des voix. Elles nous résument et nous condamnent à notre temps. Comment parlait César ? Sur quel ton ? Quel était son timbre, son rythme, ses inflexions de voix ? Nous ne le saurons jamais. Et nous serions de toute manière désagréablement surpris. Comment Robespierre plaçait-il sa voix ? Et Danton ? Et Saint-Just ? Leurs voix étaient-elles chaudes ou métalliques ?
Jusqu’à présent, nulle voix n’est jamais parvenue à se bonifier depuis que la technique permet de les graver. Pour elles, le demi-siècle semble une éternité. Au-delà, elles semblent désuètes. Littéralement, elles nous éloignent et nous mettent mal à l’aise. Trop déconcertantes. Le cinéma parlant en donne la mesure. Avez-vous en mémoire la voix de Gérard Philipe ? Non ? Conservez plutôt le souvenir de son allure et de son regard !
Il y a encore peu, les voix étaient plus légères et sautillantes, presque suraiguës pour une oreille d’aujourd’hui. Les voix d’hommes s’envolaient, les voix de femmes crissaient. Jean Gabin était à part. Il a inauguré une époque, celle des voix bourrues et lourdes, chargées de glaise, au moment précis où les hommes désertaient la campagne. Comme de Gaulle, dont les basses ont fait vibrer les Français avant de les lasser. Mais c’est une autre histoire.
Laurent Greilsamer
Source : LE MONDE
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