«Je me soucie uniquement du public»

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Le célèbre petit gâteau au beurre aux bords arrondis et aux quatre coins en forme d’oreille d’éléphant a ceci de particulier que chacun le mange à sa façon. Luc Besson, lui, en a sorti plusieurs de sa poche, les a rapidement trempés dans son thé pour les croquer à l’emporte-pièce, sans autre forme de procès. Ce doit être son côté gourmand. Il a réalisé 10 films, en a écrit 32, produit plus de 70. Depuis sa création, fin 2000, sa compagnie, EuropaCorp, en a distribué 47. Du commercial (Le Transporteur, Taxi et ses suites) et de l’intimiste d’auteur (Lune froide, Quand j’étais chanteur). Applaudi par le public, souvent attaqué par la critique, Luc Besson présente aujourd’hui Arthur et les Minimoys, un joli conte écologique pour les enfants et les autres. Il retrace ses trente ans de cinéma, qu’il fête cette année.

Commençons par la fin. Vous avez déclaré: «Quand j’aurai réalisé dix films, j’arrêterai.» Puis vous avez dit le contraire. Et l’inverse du contraire. Aujourd’hui sort votre dixième film, Arthur et les Minimoys. Il est 16 h 58, jeudi 23 novembre 2006: vous arrêtez ou vous n’arrêtez pas?
Ce n’est pas gentil de me poser la question ainsi, parce que ce n’est pas si simple. Je l’ai évidemment dit, mais comme pour faire un bilan à voix haute. J’en suis à ma trentième année de cinéma. J’ai effectivement réalisé dix films et j’ai toujours pensé que, si j’y parvenais, je serais un homme heureux. C’est le cas. Mais je sais qu’un jour le désir disparaîtra. Donc, je prends les devants. Pour moi et pour celui qui me soutient depuis longtemps: le public.

C’est donc une décision théorique.

Exactement. De façon théorique, j’ai envie d’arrêter. Mais si, demain, je lis un scénario qui me fait pleurer, j’y retourne. Aujourd’hui, en repensant à ma carrière, au Grand Bleu et à ses quarante-huit semaines de tournage, à Jeanne d’Arc et à ses 900 figurants au quotidien, à Arthur et les Minimoys, sur lequel je travaille depuis cinq ans, je me sens… [Soupir.]

Vous n’avez qu’à mettre en scène une histoire d’amour dans un deux pièces-cuisine!

C’est ce que j’ai fait avec Angel-A!

Ah bon?

Ce film-là est né de la frustration de ne pas avancer avec Arthur, qui, techniquement, a mis des mois à prendre forme. Du coup, j’ai eu envie d’une petite histoire: un acteur, une actrice, beaucoup de dialogues.

Justement, d’où vous vient cette envie de raconter des histoires?

Ce sont des choses inconscientes qui se collent les unes aux autres. Pour Arthur et les Minimoys, tout part de mon désir de traiter de l’écologie. Quand j’étais petit, j’ai vécu en Grèce, et ce rapport direct avec la nature m’a structuré. Je ne suis pas un homme politique, je ne suis pas un militant, je suis un artiste. En tant que tel, je peux contribuer à faire passer un message qui n’est pas le même que celui de Nicolas Hulot ou d’un scientifique. J’ai toujours été un peu frustré de ne pas trouver le sujet qui me permettrait de parler de l’écologie d’une façon intelligente, sans embêter les gens. Alors, quand Patrice Garcia est venu avec son petit personnage, Arthur, il y a eu un déclic. Arthur est un gars totalement intégré à la nature. Il vit dedans. Il n’a pas le choix. Aujourd’hui, si l’on ne remet pas l’environnement au centre du cercle, on court à la catastrophe. Il n’est plus question de savoir si chacun pourra préserver son petit plaisir personnel. Il faut y aller ensemble.

Mes seuls copains d’enfance étaient un chien et un poulpe dans son trou.

Reparlons de ce goût de raconter des histoires…

Il vient sans doute de la solitude que j’ai connue, enfant. Je suis fils unique. En Grèce, mes seuls copains étaient un chien à la queue tordue et un poulpe planqué dans son trou. J’allais tous les jours le caresser. Je jouais aussi avec les poulpes. Et, forcément, je m’inventais des mondes.

Quand le cinéma est-il arrivé?

Très tard. Je ne sais pas danser, je ne sais pas chanter, j’ai les mains trop grosses pour jouer d’un instrument. Heureusement, j’aimais écrire. C’était la seule chose qui comptait. Avec la photo. J’en faisais beaucoup, mais mon beau-père n’a jamais voulu m’acheter un appareil. Refuser d’offrir un pinceau, un crayon ou tout ce qui pourrait satisfaire une passion est la pire chose pour un gamin. J’ai donc vendu ma Mobylette. Et je me suis payé un Minolta SRT 101. A 15 ans, je ne lisais pas. Sauf des bandes dessinées. Mon beau-père – mes parents étaient séparés – connaissait un ami qui produisait un court-métrage. Je le contacte, il m’engage comme stagiaire. Je prends le train pour Paris. J’arrive à l’adresse indiquée. Il ne fait pas beau. Je pénètre dans une arrière-cour, il y a une bulle de lumière, des gens en costumes du XVe siècle, un type qui répand du talc sur des rails de travelling. C’était un samedi, personne ne touchait un rond, mais l’excitation était palpable. La caméra s’est mise à tourner, l’acteur à pleurer… Un monde étrange s’ouvrait à moi. Comme la production cherchait quelqu’un pour garder les décors la nuit, je me suis proposé. Je n’ai pas dormi. Moi qui n’aimais pas la musique de mon âge mais les dauphins, j’avais beaucoup de mal à m’intégrer. Là, en quarante-huit heures, je me suis senti adopté par des gens qui ne me demandaient rien. Je suis rentré à la maison le dimanche soir. J’ai dit à ma mère que j’arrêtais l’école et que je partais. J’avais 17 ans.

Y avait-il, chez vous, un désir de revanche?

De revanche, non. Cela dit, à cette époque, je faisais partie d’une famille reconstituée. Mes parents avaient des enfants chacun de leur côté, et moi, je me suis retrouvé en pension. Dans ces cas là, à 14-15 ans, on se dit: «Si je disparais, c’est pas plus mal.» Je me souviens bien de cette peur de ne pas exister. J’imagine que cette hargne qui m’a habitée vient de là. Il m’a fallu du temps pour accepter et digérer que j’étais la preuve vivante d’un échec et pour comprendre que ce n’était pas de ma faute.

Comment se porte le Luc Besson homme d’affaires? Producteur, futur patron d’un studio dans la banlieue parisienne, propriétaire de salles à Marseille…

Je ne me sens pas homme d’affaires. Je n’ai fait qu’avancer dans ce métier parce que des gens m’ont accordé leur confiance. J’ai la chance d’avoir gagné de l’argent. Au lieu de m’en servir pour moi, moi et moi, j’aide les autres.

Pourquoi avez-vous autant d’affection pour la banlieue?

La niaque qui m’animait quand je me sentais en danger, je la sens chez ces jeunes. Il m’est arrivé de mettre de l’argent dans de petites boîtes de gars que je rencontrais au hasard des tournages. Je ne suis pas Mère Teresa, mais, quand je peux aider, là aussi, j’y vais. C’est touchant de voir la dignité de ces gamins qui veulent prouver qu’on a eu raison de leur faire confiance. J’ai lu l’histoire d’une jeune Black qui voulait ouvrir un salon de coiffure dans un village. Le maire l’aimait bien, mais il essayait quand même de la faire renoncer, car le truc allait être mal vu. Ce n’est évidemment pas de cette façon qu’il faut agir. Ce qui est important, c’est de savoir si elle coiffe bien. Si c’est le cas, le maire doit aller tous les jours chez elle, y amener ses amis, et même y donner ses rendez-vous. C’est aussi aux adultes de changer. J’ai la chance d’avoir été copain avec un chien et un poulpe, alors un Noir, un Jaune, un Bleu ou un Blanc, pour moi, c’est pareil.

Comment réussissez-vous à faire passer ce discours citoyen dans votre cinéma?

Un cinéaste met les plats sur la table et le spectateur mange ce qu’il veut. On ne peut pas le forcer. Mes films ont voyagé dans le monde entier et j’ai vite pris conscience qu’ils pouvaient être vus par une petite Espagnole de 7 ans comme par un Coréen de 68 ans. Personne ne sait ce qu’ils vont manger. Je me soucie donc uniquement de ce que je mets sur la table.

Un mot sur Le Grand Bleu, quand même, votre plus gros succès…

Le Grand Bleu… Je l’ai dédié à ma fille, car, pendant le tournage, elle était à l’hôpital pour une opération du cœur. Je lui ai toujours dit que je voulais voir le film avec elle quand elle serait adolescente. A 16 ans, on s’est fait une belle projection tous les deux et c’était…

… Plus émouvant que les 9 millions de spectateurs?

Ah oui!…

Reconsidérons les plats sur la table. Celui qui a bien mangé, c’est le public. Ceux qui ont eu des aigreurs d’estomac, parfois, c’est la critique. Elle n’a jamais été tendre avec vous.

D’abord, la critique ne m’a jamais empêché de faire ce que j’ai voulu. Ensuite, que l’on donne son avis ne me dérange pas en soi. Mais écrire que je fais du cinéma commercial dans un article coincé entre une pub pour une bagnole et une autre pour de la crème hydratante me paraît malhonnête. Le grand discours sur l’authenticité de l’artiste me déroute. J’en reviens toujours à ma définition: un film est une proposition faite à un spectateur. Une proposition! Le spectateur prend ou ne prend pas. Je ne vends pas des armes!

Les propos que la presse a pu tenir à votre égard vous ont-ils touché à ce point?

Evidemment. Quand je passe quarante-huit semaines de ma vie à tourner Le Grand Bleu, que ma fille se fait opérer pour la troisième fois le lendemain de la première projection à Cannes et que je me fais descendre par toute la presse, les radios, les télés… je ne comprends pas. Ou, plutôt, j’ai l’impression que c’est un message: «Non, tu n’as pas le droit, à 29 ans, de réaliser un film de 90 millions de francs, avec Rosanna Arquette, et d’être sélectionné pour l’ouverture du Festival de Cannes. Tu dois t’appeler Godard, Truffaut ou Machin, et en chier pendant quarante ans avant d’en arriver là. Et on va te le faire payer.» Au final, c’est eux qui ont payé. On ne peut pas dire à un lecteur que ce film est de la merde alors que ce même lecteur va le voir dix fois.

Un cinéaste met les plats sur la table et le spectateur mange ce qu’il veut.

Quand vous avez été président du jury à Cannes, en 2000, tout le monde a loué votre palmarès [palme d’or pour Dancer in the Dark, de Lars von Trier]. Quelle a été votre réaction?

J’étais assez flatté, je le reconnais. Autant je suis très rancunier quand quelqu’un n’admet pas sa faute, autant je suis désarmé face à l’expiation. Presque mal à l’aise. Là, du coup, j’ai eu un élan de sympathie envers la presse.

Quand vous avez commencé à produire, vous êtes notamment allé chercher Gary Oldman pour Ne pas avaler [1997], un film d’auteur. Votre image a-t-elle changé, à ce moment-là?

Non. Au début, j’étais toujours mal vu. Tout le monde disait que je produisais pour gagner du pognon. Mais, si j’en voulais, je serais à Los Angeles, où l’on me propose 9 millions de dollars de salaire pour un film. Si je crée Europa, ma boîte de production, c’est bien parce que j’ai d’autres envies. Je veux qu’on soit capable, en France, de produire des gros films. Je veux pousser les barrières pour que sortent de nouvelles plantes. Et, si je finance Le Transporteur ou Quand j’étais chanteur, c’est exactement pareil. Un seul mot d’ordre: le plaisir.

Vous venez de recevoir le permis de construire pour vos studios en banlieue parisienne. Les travaux vont-ils enfin commencer?

Non. EDF ne veut toujours pas dépolluer le site, comme elle devrait le faire. Une promesse de vente a été signée il y a trois ans et rien ne bouge.

Vous allez donc attaquer en justice?

Oui.

Quand?

Très vite.

Qu’est-ce qui vous fait courir, aujourd’hui?

Dans l’année qui vient, je vais m’engager davantage hors le cinéma. J’ai créé une association qui va devenir une fondation pour aider les jeunes de banlieue. Ils ne demandent pas l’aumône, ils ont juste besoin de confiance, d’aide, de soutien. D’avoir le sentiment d’être traités comme les autres.

Il est maintenant 18 h 30. Vous avez annoncé qu’il y aurait une trilogie Arthur. Allez-vous la réaliser ou non?

Si on arrive au bout de la production, oui.

Arthur et les Minimoys, sortie le 13 décembre. www.arthuretlesminimoys.com

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