A l’affiche : L’amour libre

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Lady Chatterley de Pascale Ferran, avec Marina Hands, Jean-Louis Coulloc’h, Hippolyte Girardot, Hélène Alexandridis. 2 h 38.

«Notre siècle est tragique par lui-même ; aussi refusons-nous de le prendre au tragique. Le cataclysme s’est abattu sur nous. Habitués déjà aux ruines, nous commençons à remettre sur pied de nouveaux petits logements, de nouveaux petits espoirs.» Ainsi commence le roman de D.H. Lawrence, Lady Chatterley et l’homme des bois, deuxième version de l’Amant de Lady Chatterley , publiée à Londres en 1972 et en français cinq ans plus tard (éditions Gallimard). Lawrence écrivait toujours plusieurs variantes de ses romans, et celle qu’il se décide à rendre publique en 1928 à compte d’auteur est en fait la troisième réécriture d’un premier jet. L’Amant est à la fois archicélèbre, plusieurs fois adapté (Marc Allégret en 1955 avec Danielle Darrieux, Just Jaeckin en 1981 avec Sylvia Kristel…) et mal connu.

Naissance d’un couple. La vision qu’en propose aujourd’hui Pascale Ferran en s’appuyant volontairement sur la deuxième version, titrée en anglais John Thomas and Lady Jane (désignation argotique en anglais des organes sexuels), mouture plus longue et selon elle «plus frontale», risque à tout le moins de dérouter ceux qui se sont arrêtés à la réputation sulfureuse du roman, en particulier au cliché d’un érotisme aphasique mêlant une aristocrate et un rustaud, indexant la jouissance sur le frottement de deux catégories sociales censées ne jamais devoir se toucher. La cinéaste française (Petits Arrangements avec les morts, l’Age des possibles) essaie précisément de rompre avec ce qu’il faut bien appeler une tradition puritaine de la sexualité jouant de la soudaine débâcle des hontes et des interdits. Ici, c’est autre chose qui est en jeu et se construit en un long trajet intelligible, étrangement lumineux : la naissance d’un couple au gré d’une réciprocité heureuse. Une utopie relationnelle, comme la qualifie Pascale Ferran : «Il n’y a pas de hiérarchie entre le corps, les sentiments, les pensées, ils marchent ensemble tout le temps, il ne passe jamais rien de catastrophique entre eux. C’est l’histoire d’un homme qui rend un corps à une femme, et d’une femme qui rend une parole à un homme, en se situant l’un comme l’autre plutôt du côté de la joie que du tragique qui menace sans cesse leur existence.»

Rappel des faits. 1917, l’Angleterre partagée entre révolution industrielle et campagne riante. Constance a épousé Clifford Chatterley, baron de l’industrie, exploiteur de mines, qui doit très vite après les noces repartir se battre en Flandres. Il est bientôt ramené chez lui «plus ou moins en morceaux». Son mari dans un fauteuil roulant, Constance, qui n’a que 23 ans, s’ennuie ferme dans le château absurdement vide érigé au coeur de la forêt de Wragby. Elle est en train de sombrer doucement dans la dépression quand, au hasard d’une promenade sur ses vastes terres, elle rencontre le garde-chasse Parkin, la quarantaine rude, vivant dans une sombre demeure au fond des bois, sans femme. Constance, à sa propre surprise, découvre en Parkin un homme «solitaire, comme un animal traqué», écrit Lawrence, et Parkin perçoit en Constance «une simple femme, jeune, et qui serait seule et qui perdrait pied. Qui se noierait.» Deux solitudes, donc, qui se cherchent, s’épient, se trouvent et bientôt coïtent fiévreusement à même le sol.

Ferran, en cela fidèle plus que jamais à la lettre et à l’esprit de Lawrence, ne filme pas l’animal humain triste après l’amour et n’aborde pas l’acte sexuel comme une anomalie dans l’ordre de la représentation. Hier, Lady Chatterley, le livre, scandalisait par son obscénité, sa manière inouïe de tout érotiser, du brin d’herbe au cosmos. Aujourd’hui, les lignes ont bougé avec la démocratisation du porno, et cependant la puissance de scandale du récit demeure. La cinéaste se dresse à son tour contre son époque : «On peut dire qu’actuellement existent deux représentations dominantes du désir au cinéma. L’une, déjà un peu vieillotte et possiblement sur le déclin, veut que, lorsqu’on arrive à une scène de sexe, le film change de nature, par l’ellipse, un changement de lumière, une arrivée de la musique. C’est bizarre, le spectateur, qui jusqu’alors est plutôt dans un rapport d’identification aux personnages, est obligé de changer de position, de simplement les regarder faire l’amour. L’autre doxa, la plus proche de l’image d’Epinal de Lady Chatterley, penche du côté des pulsions animales et orphelines, seul le corps s’exprime comme si le désir n’était pas relié aux autres champs de l’expérience humaine. Il me semble qu’il y a un troisième régime possible et extrêmement minoritaire qui essaie juste de dire que, dans le début d’une histoire d’amour, la sexualité peut jouer un rôle décisif et raconter à chaque rencontre physique quelque chose de différent. J’ai voulu que Constance et Parkin ne soient jamais perçus comme un couple fusionnel, mais comme deux individus auxquels on peut s’identifier en changeant de point de vue alternativement.»

Ce qui heurte le sens commun, ce n’est finalement pas, ce n’est plus, le sexe en lui-même, la «pulsion orpheline», la mécanique coulissante des corps imbriqués, mais bien l’irruption intempestive de cet amour qu’on dit charnel, une union érotique qui libère, euphorise et ne détruit rien : «Connie sentait un tel changement survenir en elle, un bouleversement de son âme, une conscience du monde toute différente», écrit encore Lawrence qui, quelques lignes plus loin, analyse le parcours de Parkin comme une victoire sur les forces contrariantes qui l’écrasaient : «Mais il venait de connaître un des plus beaux moments de sa vie, et il surgissait dans une splendeur nouvelle.»

Verdure opulente. C’est ce double affranchissement qui fascine Ferran, et qu’elle est parvenue à restituer notamment en le superposant à la physionomie en constante révolution de la nature. Avec un tournage de plein air en équipe réduite qui s’est étalé sur plusieurs mois (fin février, début juillet) dans la verdure opulente de la Corrèze, la cinéaste croise constamment les turpitudes intimes de Constance et Parkin avec la transformation d’un paysage capté dans toutes ses nuances par le grand chef opérateur Julien Hirsh (Novo, Adieu, Notre musique…). Une des séquences clés du film témoigne de cette fusion du couple avec la terre, la végétation, la chaleur et la pluie lustrale, Parkin disposant des fleurs sur le corps nu de Constance : «Je suis sensible dans la vie à la façon dont les horizons naissent ou s’ouvrent quand on est en interaction avec quelqu’un. C’est une chose vitale qui me donne de l’espoir, cette idée d’être transformé par l’autre. Je voulais filmer cette transformation. Dans le livre, c’est sublime, ce parallèle entre le paysage intérieur et les bouleversements des saisons. A un moment donné, on ne sait plus qui transforme quoi, il n’y a plus d’origine, de cause ni d’effet, mais une interdépendance paysages-personnages, figures-formes. Mon intérêt pour le paysage, et plus précisément à la botanique, est venu lui-même sur le tard, il y a une dizaine d’années. J’ai commencé à jardiner, à apprendre le nom des plantes, des arbres, à faire des plans de jardin, ça m’occupe beaucoup.»

Le luxe du temps. En douze ans, Pascale Ferran n’aura tourné que trois longs métrages. Ça laisse du temps pour jardiner, réfléchir, écrire sur les projets des autres, mais pourquoi tant de temps entre chaque film ? En fait, en palimpseste de Lady Chatterley, il y a un précédent projet, coécrit avec Pierre Trividic, une histoire amoureuse en huis clos. Le film, dont la production fut lancée, ne s’est jamais tourné. En 1999, Pascale Ferran se voit confier le soin d’assurer la version française d’ Eyes Wide Shut. Même si elle s’en défend, on ne peut éviter de voir ce Lady Chatterley comme l’envers approbatif de l’adaptation nihiliste de Schnitzler par Kubrick. D’un côté, l’implosion d’un couple de grands bourgeois conformistes entourés de toutes parts des fantômes menaçants d’une sexualité mortelle ; de l’autre, la naissance d’un couple socialement discordant mais intimement harmonieux traversé par l’extase. Un autre projet, lourd, ambitieux, coécrit toujours avec Trividic (qui devait le réaliser), une science-fiction délirante autour d’Isaac Newton, Paratonnerre, est restée après trois ans d’efforts dans les cartons. Mais Pascale Ferran ne tire aucune amertume de ces périodes de labeur laissé en friche faute de moyens financiers : «Les films représentent un tel engagement, réclament une telle énergie face aux difficultés croissantes de production que je ne peux pas faire ça comme une activité régulière. Dès Petits Arrangement avec les morts, je ne me voyais pas du tout comme quelqu’un qui allait enchaîner les films.»

Cette nécessité intrinsèque du désir de filmer, voilà qui donne au final une oeuvre plus étoffée, plus mûre et ambitieuse, plus taraudante aussi que l’ordinaire de la production hexagonale, où il s’agit trop souvent de capitaliser au plus vite sur un embryon de notoriété. Ici, la cinéaste s’est payé le luxe invraisemblable de prendre son temps, et, comme elle a la réputation d’être intraitable, elle n’a lâché sur rien, ni sur le casting (pas un duel de stars à poil mais deux comédiens, Marina Hands et Jean-Louis Coulloc’h, passant par toutes les couleurs de l’embarras à l’embrasement), ni sur la durée (2 h 38 planantes). Ferran a découvert et lu D.H. Lawrence par le truchement de Deleuze, en particulier un chapitre fameux de ses Dialogues avec Claire Parnet, «De la supériorité de la littérature anglaise-américaine», dont un passage nous fait entrer, dit-elle, dans le coeur palpitant, révolutionnaire, du film : «Deviens capable d’aimer sans souvenir, sans fantasme et sans interprétation. Sans faire le point. Qu’il y ait seulement des flux qui tantôt tarissent, se glacent ou débordent, tantôt se conjuguent ou s’écartent.»

Source : Libération.fr du 01 novembre 2006

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