Qui se souvient de la petite bombe que François Truffaut lâcha en janvier 1954 sur « une certaine tendance du cinéma français », le « cinéma des scénaristes » ? Les scénaristes français ne l’ont sans doute pas oubliée. Fiché dans leur mémoire comme une épine, l’épisode a pris, rétrospectivement, la dimension d’un funeste présage. La Nouvelle Vague venait de déclarer la guerre au scénario. Jérôme Beaujour, compagnon d’écriture de Benoît Jacquot, résume ainsi la situation : « La politique des auteurs [comprendre des auteurs-réalisateurs] a fait du scénariste un élément gênant, une entrave à l’essor d’un certain cinéma. Avec elle, le film a commencé à se faire contre le scénario. » Cet héritage culturel façonne encore à l’heure actuelle les mentalités et les pratiques : le cinéma français a tendance à dévaloriser l’écriture au profit de la mise en scène. Il est conforté en cela par un droit d’auteur qui favorise les pleins pouvoirs du réalisateur, considéré comme le vrai auteur du film. Avec cet effet collatéral évident : la prolifération de scénarios inaboutis ou bâclés, parmi les quelque 200 films produits chaque année en France. La question de la qualité des scénarios dans le cinéma français est ainsi indissociable, aujourd’hui, de celle du statut des scénaristes.
Directeur du Conservatoire européen d’écriture audiovisuelle, Christian Biegalski déplore ouvertement un déséquilibre des professions : « Le métier de producteur est sous-estimé, celui de réalisateur surévalué, et celui de scénariste, seul praticien du cinéma à ne pas disposer d’une carte professionnelle, carrément déconsidéré. » En France, le budget dévolu à l’écriture d’un film en dit long sur ce manque de reconnaissance. Selon une étude réalisée par le syndicat UGS (Union guilde des scénaristes), le coût du scénario se serait totalement effondré au début des années 90 et ne représenterait plus aujourd’hui qu’à peine 2 % du budget total des films (contre 10 % au début des années 60 et 8 % actuellement aux Etats-Unis). Résultat : des scénarios qualitativement sacrifiés et des scénaristes globalement sous-payés.
Auteur et directeur de la section cinéma de l’UGS, Jérôme Soubeyrand estime à une soixantaine seulement le nombre de scénaristes de cinéma professionnels susceptibles de vivre de leur activité. Si le syndicat a proposé de fixer à 100 000 euros le prix minimum du scénario, il est encore fréquent qu’un auteur confirmé reçoive la moitié de cette somme pour deux ans de travail. « Depuis quelques années, les contrats par étapes ont le vent en poupe : le scénariste est payé à différents stades du scénario (synopsis, traitement, version finale), puis au premier jour de tournage et, éventuellement, au premier jour de montage. Si le film ne se tourne pas, le scénariste ne touche pas l’intégralité des sommes dues. » Une situation encore compliquée par le statut des scénaristes : payés en droits d’auteur, ils ne perçoivent pas d’allocations chômage. D’où la nécessité de travailler en même temps sur plusieurs projets diversement avancés et le risque évident que la qualité des scénarios en pâtisse.
Gilles Taurand, pourtant coscénariste attitré de Téchiné, en sait quelque chose. Obligé de jongler entre des coécritures, des adaptations de livres ou des consultations (un scénario en panne qui exige un avis extérieur), il a vu ses conditions de travail se dégrader en quelques années. « Entre le moment où un producteur ou un réalisateur vous appelle et la signature effective du contrat, il se passe de plus en plus de temps. Parallèlement, les scénarios sont payés deux fois moins qu’il y a quelques années. Il faut donc aller deux fois plus vite. » Il fustige au passage « les acteurs qui exigent des cachets exorbitants sur des films fauchés. C’est le scénariste qui paie pour eux ».
Elément déclencheur du financement d’un film, sans lequel celui-ci ne peut exister, le scénario est donc, selon Christian Biegalski, « l’objet paradoxal », indispensable mais dévalorisé, de l’industrie du cinéma. « Tout se passe comme si les scénaristes étaient les seuls à assumer le risque qu’implique toute phase d’écriture, ce moment incertain où rien ne garantit encore la faisabilité du film. » Ce risque, de nombreux producteurs, dépourvus de fonds propres, ne peuvent plus l’assumer. « Fragilisés, ils sont devenus frileux et, aujourd’hui, ils dépendent des aides publiques ou des chaînes de télé. » Agent d’auteurs et ex-directeur du cinéma chez M6, Lionel Amant est bien placé pour témoigner des effets pervers du système. « Le financement du cinéma repose maintenant essentiellement sur la télévision. Pour s’assurer l’investissement du petit écran, certains producteurs anticipent même le désir des chaînes de films diffusables en prime time. » De quoi engendrer des scénarios formatés. « Lorsque je travaillais chez M6, je n’intervenais pas sur le contenu même des scénarios mais il me suffisait d’enclencher la machine à dire non pour bloquer un financement éventuel. »
Pour peu que l’avance sur recettes lui soit ensuite refusée, le film risque fort de rester à jamais un récit de papier. Malicieux, Jérôme Beaujour s’interroge. « J’ai écrit une vingtaine de scénarios dont la moitié n’a jamais été portée à l’écran. Une question se pose : les dix qui ont donné un film sont-ils vraiment meilleurs que les dix qui sont restés lettre morte ? » En effet, une histoire arrivée à destination n’est pas toujours une histoire aboutie. « Une jeune boîte de production qui a déjà difficilement investi de l’argent sur un film ne peut pas faire autrement que de le tourner, même si le scénario n’est pas satisfaisant », estime Jérôme Soubeyrand.
Pour avoir les coudées plus franches, certains scénaristes, las d’être les éternels accoucheurs des idées du réalisateur, rêvent d’être à l’initiative d’un film, d’en proposer le sujet original. Mais au pays de la politique des auteurs, cela reste pour l’heure un vœu pieu. « La première et invariable question d’un producteur qui a accepté de lire le projet d’un scénariste, c’est : qui met en scène ? raconte Christian Biegalski. Si vous n’arrivez pas avec un tandem auteur-réalisateur ou avec une liste de metteurs en scène potentiels, vous êtes perdant. » A moins de réaliser soi-même : plutôt que de chercher un bon metteur en scène pour une bonne histoire, certains producteurs préfèrent ainsi courir le risque qu’un bon scénariste fasse un mauvais film.
« Il faut admettre qu’un réalisateur est plus qu’un scénariste, concède Jérôme Beaujour. Il est normal que l’incarnation prenne le pas sur l’écrit. » Quant à Gille Taurand, même s’il pense que les cinéastes devraient « plus systématiquement citer les scénaristes », il sait bien lui aussi, citant Tarkovski, que « le scénario expire dans le film ». Est-ce pour cette raison que la profession a tant tardé à se mobiliser ? L’UGS n’existe que depuis 2000 et ce n’est qu’en 2004 qu’une section spécifique au cinéma a été créée. Souvent isolés, les scénaristes commencent seulement à faire entendre leur voix. Ainsi, lors du dernier festival de Cannes s’est tenue la première édition du marché du scénario. En février prochain, l’UGS Cinéma va également créer le prix Jacques-Prévert pour récompenser les meilleurs scénaristes.
L’espoir réside dans la professionnalisation progressive d’un métier longtemps appris sur le tas. Depuis 1980 et l’ouverture par Christian Biegalski du premier cours d’écriture scénaristique en faculté, de nombreuses formations, séminaires et autres ateliers ont vu le jour. Déléguée générale du Festival international des scénaristes, qui fêtera ses 10 ans début 2007, Isabelle Massot résume les dernières avancées. « Ça bouge du côté des institutions. En 2000, le rapport Gassot a accéléré la mise en place de nouvelles aides à l’écriture, des scénaristes ont fait leur entrée au conseil d’administration de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques et une commission de soutien au scénario a été créée. »
Autre signe encourageant, la créativité toute fraîche des séries télévisées, influencées par leurs grandes sœurs américaines. « Entre télé et cinéma, la cloison est en train de tomber, témoigne l’agent Lionel Amant. Il y a peu, travailler pour la télé était perçu comme un job alimentaire par beaucoup de scénaristes de cinéma. Mais le petit écran gagne du galon grâce aux séries américaines et à leurs rejetons français Clara Sheller ou Engrenages. » Et chacun de remarquer la qualité scénaristique de 24 Heures chrono ou de Desperate Housewives. « Au-delà des séries américaines, regardez le succès que rencontrent des films comme Little Miss Sunshine ou Thank you for smoking, insiste Gilles Taurand. Ça marche parce que les dialogues sont insolents, drôles, bien écrits… » De quoi, à terme, ménager aux scénaristes une position un peu plus enviable que « la place du mort » dévolue à leur scénario ?
Mathilde Blottière
Source : Télérama n° 2962 du 21 Octobre 2006